• [L'encre coule toujours...] Mauvais bluff

    Mauvais bluff



    « T’as qu’à l’inviter à la maison, tant que tu y es, moi je partirai je-sais-pas-où, je vous laisserai tranquilles en amoureux !
    — Steph, arrête, tu sais très bien que tu dis n’importe quoi.
    — Tu pourras partager avec elle tes beaux films, tes livres que moi je suis infoutue de comprendre, et même, elle peut dormir à ma place, si ça vous démange tellement !
    — Steph, tu es en train de repartir en live, là…
    — Repartir en live, ouais ! Peut-être bien aussi qu’à force que les doutes s’accumulent je me dis qu’il doit y avoir une raison ! Une bonne raison de douter ! Et puis de ‘partir en live’ ! Les regards mielleux, les sourires bourrés de sous-entendus, et puis tout ce que je vois sûrement pas. Déjà avec tout ce que je vois, il y a de quoi ‘partir en live’, tu vois, alors si je savais le reste, putain ! »

    Konstantinos fixait la route avec un calme construit. La demoiselle refaisait sa crise, presque habituelle. S’énerver ne pouvait qu’empirer les choses et, n’ayant pas de solution miracle, il laissait simplement passer la tempête. Il écoutait. D’une oreille, les éclats de voix de Stéphanie, de l’autre, les chuchotements de sa bonne conscience. Rester calme. De temps en temps, il déposait une phrase plate entre deux élans soprano, histoire que sa dulcinée se sente à peu près écoutée. Son cœur tapotait un peu, et sa mâchoire se crispait à chaque fois qu’il ne pensait plus à la relâcher. La discussion serait plus facile le soir, ou le lendemain. En attendant, ça grinçait sévèrement, et il fallait subir.

    Une petite heure plus tard régnait dans la voiture un silence lourd. Apaisant au début, mais finalement trop lourd pour Konstantinos. Ne plus savoir ce qu’elle pensait ou ce qu’elle attendait, et du coup ne plus savoir quelle attitude adopter, ce n’était pas rien avec Stéphanie. D’un moment à l’autre, elle était tout autant capable d’éclater en larmes que de lui envoyer sa main à travers la gueule, et le silence qui précéderait serait le même. Avec toujours le regard fixé sur la route, il passait en revue toute une liste de phrases qu’il envisageait sans les oser, mais aussi la liste de celles qui avaient déjà fait preuve d’une remarquable inefficacité…
    Le « ça va mieux ? » sur un ton compréhensif débouchait par exemple sur quelque chose comme : « Comment ça, ça va mieux ? Non mais attends, si y’en a un de nous deux qui va pas bien c’est pas celui que tu crois mon pauvre ! Un mec pas foutu de rester avec une fille sans aller jouer avec sa bite dans toute la ville, chez moi ça s’appelle un malade ! Tu m’entends ? Un malade ! » Etc, etc. Il y avait aussi l’option diplomate, avec par exemple « eh ben, un peu de silence, ça fait du bien aussi, et puis c’est plus facile de s’expliquer dans le calme, tu crois pas ? ». A ce moment-là, Stéphanie passait directement aux insultes, et en venait assez rapidement au jet d’objets divers : « Le silence, tu l’aurais si tu contrôlais tes pulsions sexuelles, connard ! » Et hop, une chaise, un saladier ou une chaussure... Konstantinos avait également essayé quelque chose de plus pinçant le jour où il avait lancé : « ça y est, c’est fini ou y’en a encore » ? Il s’agissait de la bousculer un peu, mais c’était du bluff. Cette option n’avait pas été si mauvaise puisqu’elle n’avait engendré qu’un simple « ouais, j’ai fini », certes très sec, mais qui au moins stoppait les festivités pour le moment. Le problème, c’est que ce « j’ai fini » plaçait soudainement Konstantinos en position d’exposer à son tour ses arguments, peut-être son agacement ou juste sa version des faits, mais qu’il avait été en totale incapacité d’ajouter un mot de plus. Et un bluff, ça ne se fait pas à moitié. Résultat, trois jours de silence, soit bien pire qu’une heure de cris.
    Le silence pressait toujours. Alors, qu’essayer ce soir-là ? Le « tu sais, c’est dur pour moi quand tu t’énerves comme ça… » était probablement un coup à terminer à l’hôpital, surtout à 100 kilomètre-heure sur la nationale. Elle le considérait comme le dernier des enfoirés, l’entendre se plaindre serait la cerise sur le gâteau. Alors quoi, l’affronter ouvertement ? « De toute façon, je vais finir par aller baiser à droite, à gauche, comme ça tu auras une raison de t’énerver ». Oui, ce serait sans doute efficace, mais Konstantinos était totalement incapable de lui parler sur ce ton. Incapable de manifester la moindre méchanceté envers elle, quoiqu’elle fasse, quoiqu’elle dise, c’en était presque maladif. Et il le savait, et ça lui pesait.
    Son regard sur la route se durcit. Tout le temps les cris, la jalousie, les crises de nerf, tout le temps subir. Et qu’était-il en train de faire à présent ? Se casser la tête à chercher la phrase qui ramènerait la paix. Etait-ce vraiment à lui de le faire ? Tout ça parce qu’il était incapable de s’exprimer, de dire simplement les choses telles quelles, sans arrière-pensée, sans calcul. Et de la contrarier. Elle, est-ce qu’elle se souciait une seule seconde de lui et du couple chaque fois qu’elle abattait sa pluie de cynisme sur le calme ambiant ? Non. Elle, elle balançait les absurdités qui lui passaient par la tête sans même envisager que des dégâts pussent en résulter. Et ça, peut-être bien qu’il avait le droit de ne pas l’apprécier. Peut-être bien qu’il avait le droit d’être fier, de refuser de se faire piétiner par des concessions injustes, et même d’être méchant si c’est ainsi qu’il avait envie d’être.

    « J’en ai marre… »

    C’était Stéphanie qui avait repris la parole. Cette simple phrase, d’une petite voix descendante. Konstantinos tourna la tête vers elle ; elle pleurait. Son visage s’était adouci, ses longs cheveux noirs et raides s’embourbaient dans ses larmes. Elle était appuyée contre la vitre et ses épaules frêles lui donnaient l’air vulnérable, poupée fragile. Elle avait le regard de quelqu’un qui ne demande que de la tendresse.

    « Ferme ta gueule, Steph. Tu me casses les couilles, ferme ta gueule ».

    Dans un sursaut, elle se tourna vers lui et le fixa avec appréhension. Il ne lui avait jamais parlé de cette manière. Ce « ferme ta gueule » avait pris de l’élan. Que se passait-il ? Perdue, elle attendait la phrase suivante comme on attend un verdict. La phrase suivante ne vint pas.

    « Pardon ? »

    Le ton était faussement menaçant, la vigueur de la voix bousculée par des tremblements. Un mauvais bluff.
    Les mains de Konstantinos lâchèrent le volant. L’une se figea en face de lui tandis que l’autre partit se fracasser contre le plafond de la voiture. Il était toujours face à la route, pas un regard vers Stéphanie. Sa respiration s’était accélérée à en devenir bruyante, quelque chose en lui tentait de défoncer la porte. Chaque inspiration faisait sauter une résistance, et c’était bon.

    « Ferme ta gueule, putain » !

    Il ne parlait plus, il criait. D’une pression rapide et brutale, il décrocha la ceinture de sécurité de Stéphanie puis écrasa son pied sur la pédale de frein pendant une demi-seconde.



    « Ca te calme ça, hein, pauvre connasse ? »

    La voiture était à présent arrêtée sur le bord de la route, Konstantinos en était sorti et s’était posté à la fenêtre de Stéphanie, accoudé comme à un bar.

    « J’ai même pas besoin de te toucher pour te fracasser la gueule, tu le vois, ça ? »

    Sa respiration était toujours forte, mais d’une force tranquille. Plus question de bluff à présent, place au vrai jeu. Calmement, posément, il discutait avec elle.

    « Tu vois, ça fait longtemps que j’aurais pu te faire fermer ta gueule. J’avais juste pas décidé de le faire. Maintenant j’ai décidé. C’est facile. C’est moi qui décide. Si je te dis de parler, tu parles. Mais là, tu fermes bien ta gueule. Parce que je l’ai décidé. »

    Le propos tournait en rond. Décider, moi, fermer ta gueule, moi, fermer ta gueule, décider. Le manège fit encore quelques tours, et puis :

    « Maintenant, tu parles. »



    « Maintenant, tu parles », répéta-t-il.

    Stéphanie était toujours assise sur son siège, mais sa tête était partie s’appuyer contre le côté du siège du conducteur, légèrement penchée. Du sang coulait de son arcade, sur toute la partie gauche de son visage. Elle était exactement tournée vers Konstantinos, et ses yeux pétrifiés projetaient un silence bétonné.

    « Maintenant, tu parles ! » ordonna-t-il.

    Ca ne marchait pas. Il ne décidait pas.
    Perdant soudain tout le contrôle dont il avait cru faire preuve jusque là, il se mit à hurler frénétiquement : « Maintenant tu parles, bordel ! Parle ! Parle ! » Le mot « parle » était longuement hurlé, d’une voix cassée, presque incompréhensible. Comme pour refuser le silence, il envoyait de formidables coups de pied dans la portière, et puis hurlait encore, hurlait puis frappait. Elle continuait de le fixer, immobile, avec le même regard figé.
    Quand l’épuisement fut plus fort que la peur du silence, les coups furent accompagnés de larmes hargneuses, puis de larmes, tout court. Il ne frappait à présent que par jusqu’auboutisme. Et puis il ne frappa plus. Ne hurla plus non plus. Il laissa ses jambes céder enfin et s’écroula sur l’herbe de ce bord de route. Mauvais bluff. Les yeux brouillés par les larmes, il regarda le ciel crépusculaire lui exposer l’immensité, le silence, la paix, le contrôle. La vraie force.

    La portière s’ouvrit, et Stéphanie mit pied à terre. Pas d’expression de visage, pas d’émotion, quelques phrases en un flot neutre. « Tu n’es qu’un putain de faiblard, tu joues le gentil parce que tu as peur, tu encaisses ton quotidien parce que tu n’oses rien faire d’autre, et d’un coup, comme ça, tu casses tout. Tu as failli me tuer pour une dispute à deux balles. Tu n’es qu’un putain de faiblard et tu ne seras jamais le chef de rien ».

    Et elle partit en longeant la route.

    « Kash Prex en Crète : vadrouilleur apprenti 3/3Pour accoucher de quoi ? »

    Tags Tags : , , , ,
  • Commentaires

    Aucun commentaire pour le moment

    Suivre le flux RSS des commentaires


    Ajouter un commentaire

    Nom / Pseudo :

    E-mail (facultatif) :

    Site Web (facultatif) :

    Commentaire :