• Formule (magique) de politesse

    Après ces quelques réflexions d'enseignant, revenons maintenant à des pensées de voyageur. Ces derniers temps, à Nakhchivan, j'ai fait la connaissance d'étudiants de différents pays : Turquie, Slovaquie, Nigéria, Pakistan, Pologne. J'ai passé quelques moments avec eux, nous avons notamment mangé en ville ensemble à plusieurs reprises. Cela, associé à mon contact quotidien avec les Azéris, m'a amené à relever des choses dans les comportements, et finalement à me lancer dans une réflexion d'ordre culturelle sur un thème bien précis : la politesse. 

    Qu'ai-je tant à dire sur la politesse, vous demandez-vous déjà ? On est poli ou on ne l'est pas, point. En fait, oui, ça se défend... Mais voyons tout de même ça de plus près.

     

    Etre poli pour être poli...

     

    Commençons par un exemple. Que penser de ces 2 nouveaux potes pakistanais qui, au nom de la politesse, font systématiquement un forcing inouï pour payer les sorties de l'ensemble du groupe que nous sommes, soit 6 à 8 personnes en général ? Car les 2 énergumènes ne plaisantent pas. Pour espérer ne serait-ce qu'avoir l'addition en main quelques secondes, il faut aller discrètement jusqu'au comptoir lorsqu'ils ont la tête ailleurs et demander directement aux serveurs. Et encore, il se peut que l'un des 2 vous rattrape en courant avec un billet à la main, et alors vous êtes à peu près sûr que la mission est échouée : il paiera. En force si nécessaire.

    Conséquence de cette attitude ? La première fois, nous trouvons sympathique cette inflexible détermination à inviter de nouveaux amis pour une soirée. La deuxième fois, nous sommes un peu déstabilisés de ne pas être naturellement "autorisés" à payer à notre tour. Mais pris de surprise, nous laissons passer. La cinquième fois, après avoir essayé toutes sortes d'argumentations avec eux pour leur faire comprendre notre malaise, nous sommes stressés à l'idée-même de sortir avec eux... Au moment de la commande, nous sommes très tentés de prendre le minimum, et le moins cher possible. Par ailleurs, chacun est déjà en train d'élaborer dans sa tête une stratégie pour réussir à payer cette fois-là. Bref, nous ne sommes plus dans le plaisir de sortir entre amis.

    Est-ce cela que l'on appelle politesse ?

    Autre exemple. Il y a quelques jours, je me retrouve à une table de négociations. Des Allemands sont venus à l'Université de Nakhchivan pour mettre en place un partenariat et des échanges d'étudiants avec une Université allemande. On me présente à ces gens, très sympa d'ailleurs, comme un exemple d'étranger accueilli ici et pour qui tout se passe bien. (Du moins, c'est la seule explication que j'ai pu trouver à ma présence à ce moment-là !). Nous arrivons à une table où nous attendent déjà des viennoiseries et du thé en quantité, et où va se dérouler une assez longue conversation à propos des conditions de ce partenariat entre Universités. Moi qui, comme la moitié des gens autour de cette table, n'ai rien à faire dans cette discussion, je bois mon thé et je grignote une petite viennoiserie. C'est à partir de là qu'un cercle vicieux commence à se mettre en place. A chaque fois que je termine une viennoiserie ou mon thé, on me ressert systématiquement. Politesse ? D'accord. Sauf que mon sens à moi de la politesse, c'est de terminer mon assiette et ma tasse, pour ne pas donner l'impression que je n'ai pas aimé ce qu'on m'a donné. Mais si on me ressert à chaque fois, on tombe vite dans le supplice de Sisyphe, c'est-à-dire dans un absurde cercle qui peut tourner sans fin. Le type estime qu'il est poli de me resservir lorsque je n'ai plus rien, moi j'estime qu'il est poli de manger ce qu'on me donne. Soit. On n'est pas prêts de s'arrêter. Mais à part du gâchis de nourriture et des maux d'estomac, on génère quoi ?

     

    ... c'est malpoli !

     

    Le problème de ce genre de politesses, c'est qu'elles oublient leur raison d'être. On est censé être poli dans un but bien précis : celui d'éviter tout sentiment d'irrespect, de gêne ou de malaise à la personne qu'on a en face de soi. On veut qu'elle se sente bien, voilà tout. Etre poli ne se résume pas à suivre aveuglément les règles de politesse que notre éducation nous a mises en tête !

    De ce point de vue, toute attitude qui créerait chez l'autre une gêne ou un malaise serait un échec de la politesse, voire une impolitesse, y compris si elle suit les règles habituelles. La manière dont ces Pakistanais nous mettent mal à l'aise serait donc impolie, tout comme cette obsession qu'on a eue de me resservir éternellement... Parce que tout cela crée de la gêne.

    En fait, ce n'est toujours pas aussi simple. Ces impolitesses n'en sont que de mon point de vue à moi, français... Ce qui me fait penser qu'elles en sont, c'est que mes codes de politesse à moi sont différents, rien d'autre. Et d'ailleurs, si l'on se met du point de vue de ces 2 Pakistanais, peut-être trouvent-il que ce sont nous, les impolis, à ne pas faire le même forcing qu'eux pour payer, à nous contenter de nous plaindre. Peut-être que c'est la manière de faire dans leur culture et que nous les mettons mal à l'aise en nous comportant différemment. Quant aux gens qui me resservaient sans cesse, peut-être ont-ils fini par être mal à l'aise de me voir manger autant et les obliger ainsi à me donner toujours plus... Peut-être ai-je été impoli à leurs yeux.

    Cela pour montrer qu'une même scène peut avoir des sens très différents selon les cultures. Finalement, la politesse ne dépend que de l’œil de celui qui regarde.

    Pour autant, est-ce qu'on termine là-dessus ? Il ne sert à rien de chercher la politesse avec des gens d'autres pays, de toute façon on n'a pas les mêmes codes ? Non, évidemment, on ne se contente pas de ça. Ce que j'ai montré jusqu'ici, c'est que de s'entêter à être poli selon ses propres codes ne mène à rien, si ce n'est aux effets inverses à ceux recherchés. Par contre, cela ouvre la porte à une autre sorte de politesse. Pas une politesse réglée, codée, culturelle. Pas une politesse avec des attitudes prédéterminées et des phrases habituelles. Mais plutôt que tout cela, une politesse du moment présent, une politesse de l'ambiance et du sentiment, une politesse qui s'adapte à l'individu : oublier les codes en vigueur dans sa propre culture et chercher tout simplement à ce que l'autre se sente bien ici et maintenant. Et cela passe par la compréhension de ce qui se trame dans la tête de cet autre, et ce au-delà de toutes règles.

    Voilà ce qui me semble être la politesse ultime, au-delà de tout code et de toute attitude pré-réglée : comprendre ce dont l'autre a besoin pour se sentir bien en ma présence. Et le lui donner, dans la limite du possible, bien sûr !

    Le jour des négociations autour de cette table fournie en thé et viennoiseries, j'ai fini par mettre mes codes de côté et j'ai laissé des restes dans mon assiette. On a donc considéré que j'étais satisfait et on ne m'a plus servi. Fin du supplice de Sisyphe, fin de toute impolitesse, qu'elle soit d'un côté ou de l'autre.

    Autre exemple avec la proposition du recteur de l'Université de me faire offrir un costume. Je vous remets l'extrait de l'article On ne m'a toujours pas coupé la tête où j'explique ça :

    Concernant le costume, le recteur me propose de me faire offrir le même que celui des professeurs. Pris de court, j'hésite : d'un côté, je pense au prix que peut coûter ce costume et je me dis que je ne peux pas accepter ce cadeau ; de l'autre, je me dis que c'est peut-être un moyen pour lui de me faire rentrer dans les codes et que ça ferait plaisir à tout le monde de me voir habillé comme les enseignants. J'accepte, après un silence qui le fait rire.

    Là aussi, j'ai mis de côté mes codes de politesse et j'ai plutôt cherché à comprendre ce qu'il serait le plus approprié de répondre du point de vue du recteur. En suivant trop strictement mon code habituel selon lequel on n'accepte pas un cadeau de trop grande valeur de la part de quelqu'un qu'on connaît si peu, j'aurais finalement été impoli et on m'aurait pris pour quelqu'un qui refuse de s'adapter.

    Concernant les 2 Pakistanais, c'est un peu différent : même en mettant mes habitudes culturelles de côté, je ne peux rien faire si eux s'obstinent à suivre les leurs... Une fois, j'ai bien eu le sentiment d'avoir marqué 1 point dans une petite discussion qui ressemblait à ça :

    "Mais pourquoi tu veux toujours payer pour tout le monde ?

    - Parce que vous êtes mes amis. Je paie pour mes amis.

    - Mais l'amitié, c'est le partage...

    - Oui, évidemment !

    - Alors on partage aussi l'addition !"

    J'ai fait dans le a+b, logique toute bête, mais il n'a rien eu à répondre. Et comme je sais que je ne suis pas le seul à essayer de leur expliquer, j'ai eu bon espoir que nous finissions par nous comprendre.

    Mais dès la sortie qui a suivi, quand j'ai déclaré en me levant que c'était à mon tour de payer, le serveur a annoncé que tout était déjà réglé... Un Pakistanais s'en était chargé. Je dois avouer que pour le moment, je ne vois pas franchement comment remédier à ce qui devient un vrai problème. D'ailleurs, si des suggestions vous viennent, n'hésitez pas à poster un commentaire, ça peut m'intéresser ! Le but étant d'éviter de passer par le forcing...

     

    En bref, la politesse comme programme que l'on suit sans trop y penser, ça marche lorsqu'on est chez soi, dans son pays, là où tout le monde suit les mêmes codes. Mais, de la même manière qu'on arrête de parler français lorsqu'on arrive dans un pays non francophone, on arrête d'appliquer sa version de la politesse lorsqu'on arrive dans un pays où d'autres habitudes règnent. Car la politesse et le langage ont ce point commun de perdre toute raison d'être dès lors qu'ils ne sont pas compris. Pourquoi parler si personne ne saisit ce que vous dîtes ? Pourquoi être poli si personne ne le prend ainsi ? C'est alors qu'une politesse plus subtile fait son apparition, faite d'adaptation, de curiosité, d'attention, de compréhension, d'empathie. Saisir ce dont l'autre a besoin pour être à l'aise avec vous. Une politesse universelle, en quelque sorte ! C'est une espèce de mutation qui s'opère plus ou moins spontanément lorsque l'on voyage. Je dis bien "plus ou moins", la preuve dans cet article. Certains penseront peut-être en me lisant que ce dont je parle ne s'appelle plus "politesse", car la politesse ne saurait se passer de ses codes, c'est sa définition dans le dictionnaire. Pour eux, ce que je décris s'appellerait tout simplement du respect.

    Je pourrais me plier à cette objection à une condition : on doit considérer, à ce moment-là, que le respect puisse dans certains cas passer inéluctablement par l'impolitesse.

    En vous adressant, Madame, Monsieur, mes salutations distinguées.

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