• Jour 9 : Pourquoi faire simple quand on peut faire comme j'aime ?

     

    Réveil sur mon aire d'autoroute croate avec un constat réconfortant : le ciel a l'air moins chargé aujourd'hui. En revanche, second constat : il n'y a pas plus de passage à cette station service qu'il n'y en avait hier soir.

    Je plie ma tente et me poste à la sortie de l'aire. Le trafic est tellement faible que je sors un bouquin pour patienter entre les voitures. Je m'attends à rester ici quelques heures, mais je m'en sors finalement assez bien puisqu'un couple italien m'embarque dans son camping car après seulement une heure d'attente. Ils partent en vacances à Dubrovnik, tout au sud de la Croatie et je reste donc plus de 2 heures avec eux. Une fois à destination, ils me proposent de rester pour manger, ce que j'accepte avec plaisir. Une rencontre très sympa, une de plus !

    Il est déjà 16h lorsque je salue chaleureusement mes compagnons du jour. Il me faut à présent prendre une décision : visiter un peu à Dubrovnik, y trouver un coin où dormir et me poser tranquillement, ou partir immédiatement et tenter de m'éloigner un peu de la ville avant la nuit. Pour que vous visualisiez mieux ma situation, la voici sur une carte :

     

    Voici Dubrovnik. Je vous recommande d'ouvrir cette carte sur un autre onglet pour la voir en plus grand (ctrl+clic). La flèche rouge indique ma localisation lorsque je me sépare du couple italien. Pour quitter la ville, je dois atteindre la route orange, que je vois parfaitement d'où je suis puisqu'elle est nettement plus en hauteur, même si je le suis aussi un peu. Je dois donc redescendre dans le centre pour remonter jusqu'à cette route. Il est 16h, la nuit est trop proche pour faire de grands projets et il est presque écrit dans le ciel qu'un orage est en préparation ; il serait facile de décider de rester à Dubrovnik ce soir. Mais je n'ai pas envie. Ce n'est pas plus compliqué que ça, je n'ai pas envie. Et l'hésitation est d'ailleurs très furtive, presque subliminale, une lueur de raison vite oubliée : je m'en vais.

    Le pari est fou, et pourtant... Je traverse Dubrovnik, atteins la route par des chemins en escaliers qui se faufilent entre les maisons. C'est long, c'est raide, les sacs sont lourds, mais je fonce, parce que c'était tout ou rien, et que j'ai choisi tout. Une fois sur la route, je pourrais avoir de la chance et trouver rapidement un bon endroit pour le stop. Mais pas cette fois. C'est une route de montagne assez étroite qui longe le ravin de près. Il me faut donc marcher en espérant trouver un arrêt de bus ou je ne sais quel élargissement de la route inespéré. Voire même un village. C'est dangereux, c'est lourd, le ciel est chargé, mais je continue de foncer. Au bout d'1 ou 2 kilomètres, je passe à côté d'un chantier. Il est du mauvais côté de la route pour le stop, mais je garde en tête qu'en cas de besoin, je pourrai faire demi-tour et venir dormir ici.

    En continuant de marcher, en m'arrêtant parfois dans les endroits dangereux pour attendre qu'il n'y ait plus de voitures et pouvoir passer, je me demande ce qui m'a pris de me lancer dans cette expédition aujourd'hui. Non pas que je regrette, loin de là, je suis en train de relever un défi qui m'excite énormément, mais simplement : pourquoi ? C'est comme si opter pour la tranquillité m'ennuyait. Et en repensant aux jours précédents, il est vrai que mes baisses de moral ne coïncident pas avec les moments les plus difficiles, au contraire. Je m'épanouis lorsque les choses se compliquent et qu'il faut affronter les situations, comme maintenant. C'est peut-être même tout ce que je cherche en partant sur les routes comme je le fais...

    Encore 1 ou 2 kilomètres plus loin, je crie victoire, grand sourire aux lèvres. Un petit parking destiné à s'arrêter pour profiter de la vue. Et c'est vrai qu'elle en jette, la vue !

    Qu'est-ce que je ferais pas pour revoir Mytilène ! 4/4

     

    Je commence à tendre le pouce et bientôt, à une vingtaine de mètres de moi, s'arrête une voiture. Un couple de touristes en descend équipé d'appareils photo. Je les regarde en me demandant si je ne pourrais pas les aborder, et mes yeux s'arrêtent sur la plaque d'immatriculation de la voiture. Je suis un peu loin, mais il me semble bien que... Oui. Ce sont des Français ! Un couple de nouveaux retraités. Ils n'ont pas l'air enchantés de me voir mais acceptent néanmoins de m'avancer un peu. Comme je sens de la méfiance et du jugement, je n'hésite pas à me présenter comme professeur de français langue étrangère passionné par notre beau langage et par la pédagogie et tout le toutim, une espèce d'intellectuel poético-voyageur, ou quelque chose comme ça. Bluffés, les bons Français ! Je me dis que la prochaine fois qu'ils apercevront un chevelu à sac à dos qui leur tend le pouce avec le sourire, ils se montreront peut-être moins farouches !

    Un peu plus tard, après avoir tenté de poursuivre le stop en vain, je plante ma tente au bord de la route, à peine caché par des buissons. Je ne dois plus être très loin du Monténégro.

     

    Jour 10 : Les distances se mesurent en heures

     

    Aujourd'hui, je change de pays ! J'ignore à quelle distance je suis de la frontière, mais elle ne peut plus être très loin. Seulement voilà, il arrive que le stop ne fonctionne pas. Il y a des jours où on avancerait plus vite à pied qu'en s'obstinant à tendre le pouce, et c'est le cas aujourd'hui. C'est peut-être aussi une question de région... On m'avait prévenu que les Croates du sud étaient plus froids qu'au nord.

    Il me faudra finalement 5 heures pour passer la frontière, soit un parcours que j'estimerais à une douzaine de kilomètres, dans 2 voitures différentes. Il est parfois plus pertinent de mesurer les distances en heures qu'en kilomètres...

    Le second conducteur est monténégrin. Il m'explique que dans son pays, on n'aime pas beaucoup les Croates car ils sont méprisants à l'égard du Monténégro. Et moi, à force de voyager, je m'étonne toujours plus de découvrir tant de peuples qui ne parviennent pas à aimer leurs voisins... Essaient-ils seulement ?

    Plus tard, en continuant à travers le Monténégro, je constate que le pays est plus pauvre que la Croatie. C'est peut-être une raison de leur inimitié. On y voit beaucoup de chantiers abandonnés, des maisons cassées, des animaux errants. Il y a encore peu de temps, le Monténégro et la Croatie formaient un seul et même pays, avec la Serbie : la Tchécoslovaquie. Peut-être les Monténégrins voient-ils d'un mauvais œil le développement économique de leurs voisins plus rapide que le leur à la suite de leur séparation ?

    Je m'arrête à un supermarché dans la petite ville de Kotor pour y acheter à manger. Je passe devant des remparts à flanc de colline, je les remarque à peine. Il semble y avoir trop peu d'espace entre eux et la montagne pour qu'ils puissent cacher quoi que ce soit d'intéressant. Pourtant, en les longeant pour retourner faire du stop, j'aperçois des gens qui les contournent par la droite. J'en conclus qu'il y a probablement une entrée et donc quelque chose à voir.

     L'entrée et le début des remparts, qui continuent en dehors de la photo vers la gauche.

    Je m'y dirige et découvre toute une vieille ville pleine de charme. Bluffé, je me réjouis de cette trouvaille totalement insoupçonnée il y a quelques minutes encore !

     

    Je reprends ensuite le stop, mais là encore, je peine. Il me faut 2 heures pour monter enfin en voiture, à la nuit tombante. Un jeune type très sympa m'amène à Tivat. Ça ne m'avance pas, mais j'aurai là-bas un emplacement tout trouvé pour planter ma tente dans un grand parc herbeux en bord de mer. Ça changera des bords de route !

    Mon chauffeur m'explique que c'est un endroit très prisé par les jeunes en été, pour camper, se baigner et faire la fête. Mais en septembre, le coin est paisible, et ça me convient très bien.

    A quelques dizaines de mètres de ma tente, une grande maison abandonnée attire mon attention. Je décide d'aller y faire un tour avant de manger un morceau.

     

    Dommage que les murs soient taggés, pensé-je en retournant à ma tente.

     

    Jour 11 : Il aurait fallu voyager sans but

     

    Reprise du stop en ce 11ème matin de voyage. Après avoir essayé deux emplacements peu judicieux, je me poste à la sortie d'une station essence. Soudain, je vois quelqu'un me faire signe de la main depuis la terrasse de café collée à la station. Est-ce bien à moi qu'il s'adresse ? Je regarde mieux, plisse les yeux, et reconnais mon premier conducteur monténégrin, celui avec qui j'ai passé la frontière ! J'ai pourtant l'impression d'avoir fait de la route depuis, mais c'était finalement il y a moins de 24 heures, et à peine 20 kilomètres plus au nord. Petite coïncidence sympathique tout de même, et je bois un café avec lui.

    Plus tard, je me retrouve en voiture avec un homme très intéressant. Et ça tombe bien, car je vais rester plus d'1 heure avec lui, puisqu'il m'emmène jusqu'à Bar, c'est-à-dire plus de 60 kilomètres vers le sud. Il s'agit d'un ingénieur de nationalité serbe, mais vivant en Norvège. Il a construit sa vie là-bas, parle le norvégien, et aussi un bon anglais, ce qui est pratique pour notre conversation. Il tient à faire un petit détour pour me montrer le plus vieil olivier d'Europe (plus de 2000 ans !), appelé Stara maslina, en bordure de Bar. Je n'ai pas pris de photos parce qu'il y avait un peu de monde, mais vous pouvez voir à quoi il ressemble ici, par exemple.

    Je monte ensuite avec un vieillard très sympa qui, bonne surprise, parle anglais. Jusqu'ici, seuls les jeunes pouvaient en dire autant, et encore, pas tous... Mais ce petit vieux, dans sa voiture bruyante et abîmée par le temps, oui, il parle anglais. Il me dit qu'il espérantiste, me le redis, me demande si je suis espérantiste, répète que lui l'est. Et moi, je ne tilte pas tout de suite. Espérantiste, quésaco ? Une philosophie  de l'espoir ? Ou même une secte, tiens... Et pourquoi il me parle de ça, lui ? C'est alors que je fais le lien : espérantiste/espéranto, bien sûr ! Ce monsieur parle l'espéranto, il a cru en ce projet fou d'une langue commune à tous les êtres humains. Et n'en démords pas, apparemment ! Ceci dit, il est très gentil et me laisse ses coordonnées pour le jour où je repasserai par là. Je le quitte avec le sourire.

    Plus tard, je me retrouve avec un photographe amateur polonais qui va rendre visite à des gens qu'il a rencontrés la veille dans je-ne-sais-plus-quelle-ville du Monténégro. Ils vont passer une petite soirée musicale dans une maison à l'écart de la ville, près de la mer. Nous discutons voyages etc., et je ne sais pas pourquoi, je ne prends pas la décision de lui demander si je peux me joindre à eux pour cette soirée. Pour dire vrai, si, je sais pourquoi... Mais ce n'est pas une bonne raison. C'est simplement que je commence à avoir sérieusement la Grèce en tête, que je sais que je m'en approche, et que je n'ai à présent qu'une envie : l'atteindre au plus vite ! Avec le recul, j'avoue que c'est vraiment dommage. J'avais sous le nez l'occasion de rencontrer des gens probablement très sympas, et peut-être de faire une pause dans cet enchaînement de journées d'autostop. Mais j'ai biaisé mon intuition et choisi de jouer les hommes pressés. Il aurait fallu voyager sans but.

    Le Polonais me dépose donc à Ulcinj, dernière ville avant la frontière albanaise. Je me poste à la sortie, face à un chantier comme je n'en ai jamais vu. Face à moi, une grande affiche avec un numéro de permis de construire et une image du projet lorsqu'il sera terminé, comme on le fait aussi en France. Il s'agit d'un bâtiment de plusieurs étages au style moderne et élégant. Derrière l'affiche, le début du chantier, une quinzaine de bonshommes avec leurs outils, leur bonne volonté, et c'est tout. Zéro machine ! Pas une pelleteuse, pas une bétonnière, rien. Je rejette un coup d’œil à l'affiche... Le grand bâtiment pimpant. Ces gars-là vont rester ici un sacré moment. Manière monténégrine de lutter contre le chômage ?

    Je me remets donc à l'autostop. L'ingénieur serbe qui m'a pris sur 60 kilomètres ce matin m'a parlé de l'arrivée des grosses voitures en ex-Yougoslavie. Les gens découvrent depuis peu la conduite à sensation, les moteurs puissants, la vitesse. Et certains en abusent. D'ailleurs, non contents d'être dangereux, ceux-là deviennent également complètement cons, notamment lorsque la présence d'un autostoppeur sur le bord de la route leur fournit une immanquable occasion de rire un bon coup. Quand ça se limite à un coucou hilare, ce n'est déjà pas franchement agréable, mais quand ça commence à faire semblant de s'arrêter pour réaccélérer sous votre nez, ou que ça ralentit pour mieux vous fixer dans les yeux en éclatant de rire, je vous jure que l'envie finit par vous prendre de courir après la bagnole pour aller expliquer la vie au blaireau tout-puissant planqué à l'intérieur.

    Bref, je suis sur le bord de la route, et seuls des indifférents et des attardés comme décrits à l'instant passent devant moi. Et vous l'aurez compris, je m'énerve. La patience, d'accord, je sais faire, mais pas sous cette torture-là. Alors voilà, qu'il reste 10 kilomètres, 20 ou 50, je m'en contrefous : je pars à pied. C'est décidé et non négociable, je suis d'ailleurs déjà lancé. A ce moment, dans ma tête, je suis sincèrement prêt à marcher jusqu'à l'Albanie.

    Tout en longeant la route à grands pas déterminés, je tends tout de même le pouce lorsque j'entends des bruits de moteur s'approcher derrière moi. Au bout d'une trentaine de minutes, une voiture finit par s'arrêter et je suis presque surpris. Je ne m'y attendais plus. Je m'approche, le type ne parle pas anglais, je lui dis "Albania". Et là, cerise sur le gâteau de cet après-midi désespérant : le type me demande de l'argent en échange du trajet... Je dis non, il insiste, je m'en vais encore un peu plus exaspéré.

    Encore une demi-heure plus tard, je parviens finalement à me faire emmener par un couple, puis par deux jeunots (s'ils ont 18 ans c'est de justesse, parole !) qui m'embarquent à l'arrière de leur utilitaire. Après ça, j'imagine que je suis bien avancé, mais je ne sais pas vraiment. En voyant la carte, j'estime le trajet d'Ulcinj à la frontière à une vingtaine de kilomètres. C'est d'ailleurs ce que m'a dit le type qui voulait me faire payer, mais peut-être qu'il mentait pour que je paie plus (surtout que j'avais déjà marché quelques kilomètres avant qu'il ne me tombe dessus). Avec mon heure de marche et les deux voitures, j'ai dû parcourir une douzaine de kilomètres.

    Je marche encore une bonne heure, il fait chaud et les sacs sont lourds, mais ma détermination ne fléchit pas. Puis je passe devant un bar, posé là au milieu de rien. Cela fait 2h30 que je suis parti d'Ulcinj, je décide de m'accorder une pause. Bière bien fraîche sur terrasse ensoleillée, voilà tout ce dont j'avais besoin sans vraiment m'en être rendu compte ! Je regarde 3 petits vieux dans leur discussion de petits vieux. Ils sont marrants, presque caricaturaux. Ils me font penser à la chanson de Gotainer, "Trois vieux papis". L'un d'eux semble s'enorgueillir de voir que je le regarde parler ; il doit penser que je comprends ce qu'il dit. Je souris.

    Me revoilà de bonne humeur. Il en fallait peu ! Je garde néanmoins intacte mon envie de passer la frontière dès aujourd'hui, et pour cela je dois me remettre rapidement en route. Je n'ai plus d'idée de combien de kilomètres il me reste à parcourir, mais c'est peut-être mieux de ne pas savoir, sous peine de prendre encore une claque au moral... Je paie ma bière, m'apprête à partir, puis me risque finalement à poser la question cruciale à la serveuse. A combien de kilomètres se situe la frontière albanaise ? Elle est juste là, après le virage à 500 mètres.

    Relancé, je suis ! Moral à bloc retrouvé ! Je l'ai dit, je l'ai fait, Albanie me voici ! C'était quand même pas une poignée de blaireaux à grosses voitures qui allait me scotcher à Ulcinj ! Non mais !

    Je passe donc la frontière à pied puis continue de marcher. Peu après, j'embarque avec deux Albanais, père et fils, très sympathiques. Je leur dis que je cherche un endroit où planter ma tente ce soir, ils me disent que j'ai encore le temps de faire un peu de stop, que je devrais essayer, et qu'ils peuvent me poser sur la bonne route pour continuer vers le sud. Surpris qu'ils prennent ainsi l'initiative de changer mes plans à leur idée, je décide de laisser faire : après tout, pourquoi pas ! Je me retrouve sur une route similaire à une nationale française, donc peu propice à l'autostop en général, mais je trouve un emplacement avec beaucoup de place pour permettre aux voitures de s'arrêter. Sauf qu'après 5 petites minutes d'autostop, ce n'est pas une voiture qui s'arrête. C'est un semi-remorque ! Et ce n'est pas tout, vous devinerez peut-être la nationalité de l'engin et de son chauffeur...? Eh bien je vous le donne Emile, comme dirait Coluche : ils sont de nationalité monténégrine, bien évidemment ! Le sort semble avoir un sacré esprit de contradiction !

    Le conducteur me dit qu'il va à Tirana, capitale de l'Albanie, à 1 heure de route au sud. Je n'ai pas pour habitude de passer dans les capitales, mais tant pis pour cette fois, je trouverai une auberge de jeunesse. Sauf qu'en réalité, le type me dépose dans une banlieue de Tirana. Nuance. Et entre-temps, la nuit est tombée. Voilà donc un autre moment difficile qui va commencer.

    Je me retrouve à une sortie de nationale non éclairée, donc assez dangereuse. Dans mes va-et-vient en recherche d'un endroit où acheter à manger, je frôle d'ailleurs le drame lorsqu'une voiture passe à moins d'1 mètre de moi alors que je cherche justement à allumer ma lampe frontale pour pouvoir être vu. Bref, je trouve ce que je cherche puis marche au hasard en quête d'un endroit où m'installer pour la nuit. Rapidement, je suis repéré par une bande de chiens errants qui décident immédiatement que je n'ai rien à faire là. Ils courent à moi dans de grands aboiements. Inquiet, je me dis que de leur faire face les exciterait plus qu'autre chose, et je décide de continuer à marcher comme si de rien n'était. Je sais que cette technique fonctionnait en Grèce. Alors que j'enchaîne des pas peu rassurés, j'entends des aboiements et des grognements très proches dans mon dos. Mais pas ces grognements joueurs qu'on entend parfois lorsqu'un chien s'excite passablement pour une quelconque raison. Non. Ces grognements-là sont des grognements agressifs, ceux qui viennent du fond de la gorge de l'animal et annoncent l'attaque. Je m'attends à me faire attraper un mollet d'un moment à l'autre. Heureusement, un petit vieux passe à ce moment-là et me sauve en élevant la voix sur les cabots, qui fuient sans demander leur reste. L'homme poursuit son chemin comme si de rien n'était.

    J'arrive dans une espèce de centre-ville où les gens rient en me voyant passer. Je demande une auberge de jeunesse ou un endroit où mettre ma tente, mais à peine ouvré-je la bouche que l'on rit également d'entendre parler anglais. On ne sait pas me répondre, on me montre des rues du doigt, mais tout cela semble hasardeux. Je finis par trouver un type qui me parle d'un hôtel. Désespéré, j'accepte. Le type m'accompagne, puis décide en route que tout compte fait, il peut aussi bien m'héberger chez lui. Agréablement surpris, je dis que je le paierai ; il dit que non, pas besoin.

    Une fois chez lui, je me sens soulagé, bien qu'encore chamboulé par cette fin de journée déstabilisante. Mon hôte a un anglais très limité et nous nous comprenons difficilement. Il m'apprend que je suis à Fushe-Krujë, qu'il s'appelle Ramis et que sa femme Elona va bientôt arriver. Il me dit que je suis le bienvenu chez lui, que demain matin je pourrai déjeuner et me doucher, puis que nous partirons à Tirana ensemble car il y travaille. Je lui apprends quant à moi deux choses qui vont changer la donne : 1. que je suis français ; 2. que non, je ne suis pas musulman, et ce malgré ma barbe. Déçu, le Ramis, très déçu. Bonne nuit !

     

    Jour 12 : Finissons-en.

     

    Au matin, Ramis me réveille comme prévu et nous partons dans la foulée. Évaporés, la douche et le petit-déjeuner évoqués la veille au soir. Il me réclame de l'argent, me met dans un bus pour Tirana et s'en va. OK, sans commentaire.

    Moi, c'est plus ou moins décidé depuis hier soir : une fois à Tirana, je prends un bus pour la Grèce. Je ne me sens pas bien ici, et de toute façon je suis tellement impatient d'arriver à Mytilène que je ne prends même plus le temps d'apprécier le voyage. La preuve hier avec le photographe polonais. Autant abréger.

    Je me rends donc à une agence de voyage. Une femme me propose un bus pour Kozani (Grèce) pour 30€. Intuitivement, je passe à une autre agence pour vérifier le prix : 20€. Décidément, il ne fait pas bon être un voyageur, par ici.

    Conclusion, l'Albanie n'est pas le premier pays où je retournerai.

    Dans le bus pour Kozani, je reçois un texto de ma mère. Les résultats de mon DAEFLE sont tombés... Petit coup d'adrénaline... Et hop, 14,90, mention bien ! En voilà une jolie revanche ! (voir l'article Ce qui était prévu, c'est que rien ne serait prévu 2/2 de ce blog).

    Après 10h40 de bus dont 2h30 à la frontière grecque (qui est aussi une entrée dans l'UE), je suis en Grèce, donc à peu près chez moi. De là, Athènes puis Mytilène, terre promise après ces 12 jours sur les routes. Une expérience qui restera comme une grande étape de plus dans mon "Découvre le monde pour te découvrir toi-même"...

    Retrouvailles avec Juan et Thanassis, peu après mon arrivée à Mytilène.


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  • Bon, je ne vais quand même pas vous lâcher comme ça, là, sur une petite phrase de conclusion après 4 articles longs comme des chapitres du Seigneur des Anneaux, si ? Non, pour sûr, non.

     

    Dernier détour

     

    La suite de Kozani, à la vérité, n'est pas aussi simple que j'ai pu le laisser croire à la fin du dernier article. La logique, comme le montre la carte suivante, aurait été de filer à Thessalonique et d'y prendre le premier bateau pour Mytilène. Et hop, terminé !

    (Là encore, c'est CTRL+clic pour ouvrir la carte dans un autre onglet).

    Sauf qu'une fois à Thessalonique, on m'annonce qu'il n'y a plus de bateau pour Mytilène. La société a coulé, ce qui complique un peu les choses pour une compagnie de ferrys ! Haha. Mais cessons vite les jeux de mots foireux avant de toucher le fond. Re haha ! Je fais ce que je veux, c'est mon blog.

    Bref, pas non plus de bateau au départ de Kavala (1h30 à l'est de Thessalonique), c'était la même compagnie. Ne me reste plus qu'à partir à Athènes. Je prends un bus de nuit, histoire d'avoir quelque part où dormir ce soir. En attendant le bus, je commence par aller m'asseoir un peu à Kamara, place centrale de la ville. Vous avais-je déjà raconté à quel point Thessalonique peut être le lieu d'étonnantes coïncidences ? Non ? Mais si, souvenez-vous, c'était ici : Thessaloniki, terre de coïncidences. Il faut tout vous dire !

    Résultat, je m'assois à Kamara avec quasiment l'attente de quelqu'un que je connaisse, comme si l'improbable était devenu la règle de cette ville. D'accord, j'admets, c'est un peu naïf et pas très rationnel. N'empêche qu'une fois posé là avec une bière et un bouquin, il ne se passe pas une heure avant que j'entende : "Tzeremi?!!". Je lève la tête, c'est Eleni, une fille que j'ai croisée quelques fois dans les soirées de Mytilène. Thessalonique est vraiment hallucinante... Deuxième plus grande ville de Grèce, et je ne peux pas y passer sans rencontrer quelqu'un que je connaisse.

    Je passe donc l'après-midi avec Eleni, nous nous racontons nos vies et mangeons ensemble le soir. Puis je file vers mon bus de nuit.

     

    Les rencontres farfelues du port d'Athènes

     

    Le lendemain, une fois à Athènes, je dois attendre toute la journée au port de Piraeus. Le temps est long, mais je fais à cette occasion deux rencontres plutôt inhabituelles.

    D'abord, il y a cette Hollandaise qui vient me voir. Elle m'explique qu'elle a eu une révélation spirituelle et qu'elle est partie de chez elle du jour au lendemain sans rien emmener, pas un sac, pas d'argent, pas même de papiers d'identité. Dieu la protège. Elle passe ses journées à aller vers les gens et à leur demander ce qu'ils peuvent lui donner pour poursuivre sa mission. Je lui dis que je n'ai rien, que je suis moi-même un routard qui voyage avec peu, mais que je peux lui offrir une bière. Elle accepte et me raconte tout ça, tout ce qu'on lui donne. Elle espère passer en Turquie. Mais sans papiers d'identité, je me demande bien comment elle a terminé...

    Et plus tard, un type d'une bonne cinquantaine d'années s'approche et me parle directement en français... Comment sait-il ? Je suis en train de lire un livre en français, mais il ne peut pas le voir d'où il est, je suis assis par-terre. Impossible aussi de savoir comment il connaît le français, il parle d'autre chose lorsque je le lui demande. Comme il me reste un peu de la bière que j'ai commencé à boire avec la Hollandaise, il en achète une aussi au kiosque juste à côté. Il l'ouvre et la boit en 3 ou 4 lampées. 50 centilitres quand même. Le temps de me dire que je devrais fermer ce livre, que les livres sont une maladie. Et puis il s'en va.

    Le lendemain matin, je débarque dans ma Mytilène tant désirée, excité comme un gamin un soir de 24 décembre.

     

    Quelques pensées

     

    Je voulais aussi, dans ce dernier article, vous faire part de ces 2 petites phrases écrites dans mon calepin durant le voyage. Elles n'ont rien d'extraordinaire, mais elles ont trouvé leur place au milieu des notes que je prenais chaque jour.

    Le poids du sac change selon la beauté de l'endroit.

    Les touristes ont des têtes de travailleurs en pause.

    Et puis vous connaissez sans doute ce sketch de Gad Elmaleh dans lequel il explique que les chanteuses modernes ont un "forfait voyelles" ? Eh bien figurez-vous que j'ai trouvé l'explication. Ce sont les Croates qui leur ont volé les consonnes !

    L'île de Krk.

     

    Quelques chiffres

     

    Et pour terminer (vraiment, cette fois), quelques chiffres sur ce trajet France-Grèce, ou plus exactement Sallanches-Kozani :

    J'ai parcouru une distance d'environ 2000 kilomètres en 12 jours, soit environ 167 bornes par jour.

    Je suis monté dans 46 voitures, 2 trains, 3 bus et un bateau navette, soit 52 véhicules.

    J'ai dépensé 114,50€ en 12 jours, soit 9,54€ par jour. Je respecte donc ma contrainte des 10€ par jour, assez facilement je dois dire puisque j'ai même pu me permettre de terminer ma traversée de l'Albanie en bus.

    Il est temps à présent de mettre le mot fin à ce récit. J'espère que vous avez pris plaisir à lire tout ça, et je vous annonce d'ores et déjà qu'un autre article est en cours d'écriture... Et cette fois, on sort de l'Europe !


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  • Salut la compagnie ! Voilà encore de la lecture ! Je sais que je viens tout juste de vous livrer la fin de ma traversée France-Grèce (avec des mois de retard, et ce malgré vos réclamations, désolé pour ça !), mais je me suis entre-temps de nouveau évadé. Pour ceux qui n'auraient pas suivi l'affaire et auraient oublié de lire le titre de l'article, figurez-vous que je viens d'atterrir en Azerbaïdjan et que j'y séjournerai jusqu'au 12 mai, soit pour une durée de 3 mois. Pas d'aspirations routardes cette fois, pas de tente, pas de centaines de kilomètres en stop, rien de tout ça, mais tout simplement un stage. Oui, ça peut me prendre aussi ! Un stage de professeur de français langue étrangère. 

    Ce stage aura lieu dans la province de Nakhchivan, sur laquelle je reviendrai plus tard, et il y aura beaucoup à en dire, soyez-en sûrs... Mais j'arrive tout d'abord à Bakou, capitale de l'Azerbaïdjan, où je suis accueilli par l'Ambassade française. Un accueil très agréable, soit dit au passage ; autant le préciser puisque des concernés liront probablement cet article !

    Bakou est une grande ville qui ressemble aux capitales d'Europe. Au niveau du pimpant, du tape-à-l’œil, elle serait même un cran au-dessus. De grands bâtiments, un grand stade qui s'illumine dans la nuit, de grandes tours aux architectures très modernes etc. C'est propre, c'est neuf, tout semble pensé pour avoir de la classe et du style. Bien sûr, il y a du pétro-dollar dans l'air, mais à chacun ses commerces. Au niveau de la religion, rien à signaler. Pas de barbus en ville (à part moi !), et à coup sûr moins de femmes voilées que dans Paris ! A Bakou, on est de culture musulmane, mais les pratiquants se font assez rares. Pour le reste, loyers chers, pollution, métros bondés, toutes ces choses qui font que je ne m'arrête habituellement pas sur les grandes villes. Pourquoi l'ai-je fait cette fois ? Très simple. Ce paragraphe, c'était pour ceux qui s'étaient exclamés "Tu vas en Azerbijistan ? Non, comment tu as dit déjà ? Oh là là, mais tu vas pas te faire tuer là-bas ?" et à qui je répondais qu'ils devraient songer à éteindre leur télé. Voilà confirmation !

    Je reste donc 3 nuits et 2 jours à Bakou et en tire un premier petit aperçu de l'Azerbaïdjan, dont je ne connaissais absolument rien avant de postuler à ce stage. Pourquoi "petit", l'aperçu ? Parce que je ne suis pour le moment en contact qu'avec des Français : les trois autres stagiaires arrivés en même temps que moi et deux employés de l'Ambassade, Charlotte et Vincent, qui nous accompagnent dans notre découverte des lieux. Cela permet une transition tout en douceur, et de ne pas se sentir largué dans l'inconnu du jour au lendemain ; c'est un confort que j'aurais estimé négligeable a priori mais que je me surprends à apprécier pleinement à présent.

    Au fur et à mesure que nous croisons des employés de l'Ambassade et que Charlotte nous présente à eux, je constate que la province où je m'apprête à partir ne laisse pas indifférent. Toutes ces personnes, sans exception, s'arrêtent sur moi au moment où Charlotte prononce le nom de Nakhchivan, cette ville qui m'attend. Ils hochent alors la tête et répètent d'un ton mystérieux : "Ah, Nakhchivan"...

    Et dans ma tête, ça finit par faire : "Oui, ben quoi, Nakhchivan ?"

    Début d'explication : la situation géographique.

    Et oui, vous la voyez, Nakhchivan, dans l'extrême sud-ouest du pays. Le Nakhchivan (c'est aussi le nom de la région) est ce qu'on appelle une exclave, c'est-à-dire un morceau de pays qui est séparé du reste et entouré de pays étrangers. Dès lors, j'imagine volontiers qu'une identité forte ait pu s'y installer, et peut-être une culture légèrement différente de celle du reste de l'Azerbaïdjan. La séparation est d'autant plus marquée que le pays qui s'intercale entre le Nakhchivan et le reste du pays n'est autre que l'ennemi juré de l'Azerbaïdjan : l'Arménie. Et comme les frontières entre les deux pays sont fermées, le Nakhchivan n'est accessible qu'en avion, ce qui finalement l'éloigne encore un peu plus.

    Mais bien qu'étant intéressantes et même intrigantes, ces données ne m'expliquent pas la manière dont réagissent les gens à l'évocation de cette région. Alors on m'en dit un peu plus. On me parle de gens à la fois conviviaux, conventionnels et campagnards. Je n'imagine pas vraiment ce que ce mélange peut donner... Mais je ne me force pas ; dans quelques heures, je serai parmi eux, et je ne compte pas comprendre avant ça.


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  • Nous sommes mercredi matin, il est 9h50 lorsque j'atterris à Nakhchivan après 1h30 de vol.

    Nous sommes mercredi soir, il est 18h passées lorsque je me lance dans une première partie de cet article.

    Je suis à Nakhchivan depuis une semaine, et naturellement, cette semaine restera la plus intense de toutes. Avoir tout à découvrir, ça ne laisse aucun répit, et le type qui a déclaré que la curiosité était un vilain défaut a dû rater pas mal d'opportunités dans sa vie ! La preuve tout au long de ce blog !

    Alors voilà, je commence dès à présent à écrire, mais je vous le dis, je n'ai pas encore tout digéré. Même pas tout regardé, d'ailleurs. Il y a les lieux, bien sûr, et les méthodes d'enseignement, puisque je suis ici pour ça. Mais surtout, il y a les gens. Tout une manière d'être et de penser à découvrir, avec les attitudes qui en découlent, toute une culture, ses fondements, ses symboles. Ça vous met le vertige ? Et à moi donc ! Comprenez bien, je compte aussi sur cet article pour m'éclaircir les idées... Et pour cela, je vais simplement vous livrer en vrac les premières observations que j'ai pu faire en une semaine.

     

    Conventionnels, c'était donc vrai

     

    Comme dit dans l'article précédent, on m'a parlé des habitants de Nakhchivan comme étant à la fois conviviaux, conventionnels et campagnards. Eh bien pour ce qui est du côté conventionnel, on ne peut pas le rater ! C'est tout simplement la seule Université du pays où tout le monde est obligé de revêtir un costume ou un chemisier. Etudiants, professeurs, tout le monde. Ceux d'entre vous qui me connaissent de près doivent bien rire en lisant ça... Attendez seulement la suite : Etat laïc, donc pas de signes religieux dans l'Université, donc... Barbes interdites !

    A cet instant, j'en connais qui sont en train de se ruer sur mon profil Facebook, morts de rire, pour demander à voir une photo de moi habillé en costard et rasé de près. Calmez-vous, sacripants, vous n'aurez droit à rien de tout ça ! Parce qu'à Monsieur le stagiaire français (Monsieur Jérémie, qu'on dit même), on accorde les libertés demandées. Na ! On veillera simplement à ce que ma tenue ne soit pas extravagante ; un jean simple et un tee-shirt noir feront l'affaire. Et pour la barbe, même si je comprends bien qu'on apprécierait que je fasse l'effort de la couper, on ne l'exige pas, et on me le dit clairement. Ça tombe assez bien, parce que c'est à peu près la seule chose sur laquelle je ne suis pas prêt à faire de concession...

    Concernant le costume, le recteur me propose de me faire offrir le même que celui des professeurs. Pris de court, j'hésite : d'un côté, je pense au prix que peut coûter ce costume et je me dis que je ne peux pas accepter ce cadeau ; de l'autre, je me dis que c'est peut-être un moyen pour lui de me faire rentrer dans les codes et que ça ferait plaisir à tout le monde de me voir habillé comme les enseignants. J'accepte, après un silence qui le fait rire. Mais depuis, pas de nouvelles de cette offre, ce qui n'engendre pas particulièrement de frustration de mon côté, vous l'aurez compris.

     

    Conviviaux, oui... A moins qu'il n'y ait un mot plus fort ?

     

    Nous disions donc : conviviaux, conventionnels, campagnards. Oui, conviviaux, ça marche aussi. Bien que sujet aux regards moqueurs lorsque je trimbale ma crinière dans l'Université, je suis toujours très bien traité. Les étudiants sont venus à moi avec une spontanéité presque enfantine. Tout de suite, des sourires, des questions, des tentatives de conversation en français, et aussi une spécialité du pays : "est-ce qu'on peut prendre une photo ?" Les étudiants azerbaïdjanais (et pas seulement à Nakhchivan apparemment) adorent prendre des photos, c'est un réflexe systématique. Des selfies, des selfies collectifs, des photos d'amis dans différents endroits, différentes situations. Bref, des photos et encore des photos. Ma trombine doit être stockée dans pas mal de téléphones au moment où j'écris ces lignes !

    Et puis 2 jours seulement après mon arrivée, j'étais déjà invité à aller visiter la ville avec deux étudiants. Le surlendemain, nous avons même remis ça, avec les mêmes plus une troisième. On m'a aussi invité à boire un thé à la cafétéria à 3 reprises, et même une fois en ville avec un professeur.

    Il y a à ce propos quelque chose de récurrent dans toutes ces virées : je n'ai absolument pas le droit de payer quoi que ce soit. Et attention, je parle bien de droit, et je pèse mes mots. Ils ne conçoivent pas cette éventualité. En France, la scène du "c'est moi qui paie ! non, c'est moi ! etc." se joue fréquemment au moment de quitter un bar ou un restaurant, mais elle ne s'inscrit pas dans le même registre. Personnellement, je la déteste, d'ailleurs. Elle n'est qu'une pluie d'hypocrisie et de baratin sous laquelle je ne sais jamais comment réagir pour n'être ni faux ni radin... Je voudrais juste payer ma part et qu'on me laisse tranquille !

    Bref. Ici, je peux me brosser. Et pour ce qui est de les inviter à mon tour, je n'envisage même pas de concevoir qu'il soit possible d'y faire allusion ! Leur regard change, ils se mettent à parler entre eux en azéri et je me sens comme dans une réunion d'urgence sur le thème "le Français veut payer, comment on fait ?". J'exagère à peine. On me paie même les 20 centimes pour prendre le bus ! Une fois, j'ai esquissé un geste de ma main en direction de ma sacoche, on m'a attrapé la main pendant que quelqu'un d'autre payait ! Et quand je demande le pourquoi, on me répond brièvement : "tu es l'invité, c'est comme ça", sur un ton presque moraliste. Bon.

     

    Université de Nakhchivan, ou l'art d'occuper le terrain

     

    Le troisième mot, c'était "campagnard". Mais là, j'ai plus de mal à confirmer. Lorsqu'on est entouré de gens habillés comme des cadres et passionnés par le français, on a du mal à les trouver campagnards. Et lorsque l'on jette un œil aux grand bâtiments tout neufs érigés dans Nakhchivan, on ne se sent pas non plus à la campagne.

    En parlant des bâtiments, une des choses qui sautent aux yeux lorsqu'on arrive à Nakhchivan, et encore plus à l'Université, c'est leur disposition. Ils sont tellement espacés qu'on pourrait en construire d'autres dans les intervalles tout en laissant encore bien plus de place que nécessaire pour circuler en voiture... Voici 2 photos prises de ma chambre :

     

    Le bâtiment où j'enseigne est 3 bâtiments plus loin... soit plusieurs centaines de mètres !

    Ceci dit, le paysage pourrait être bien différent dans quelques années, lorsque les arbres plantés un peu partout auront grandi et cassé l'impression de vide qui règne pour le moment. Et puis je me demande si cette manière de s'étaler dans l'espace n'est pas simplement leur sens du confort, voire du luxe. On retrouve ça dans les endroits importants de la ville, comme ce musée consacré à Heydar Alyiev, ancien Président adoré du peuple azéri et originaire de Nakhchivan :

     

     Politique : deux choses à ne pas discuter

     

    En parlant d'Heydar Alyiev, il a beau être décédé depuis 11 ans (décembre 2003), il reste le grand Monsieur de la politique azérie. C'est d'ailleurs son fils qui a été élu haut la main dans la foulée, et ce à 3 reprises (plus ou moins critiquées par la communauté internationale), si bien qu'il est toujours au pouvoir aujourd'hui. Et partout où vous allez, vous tombez sur la photo du père et/ou du fils, comme celle exposée à l'entrée du foyer où je suis logé :

     

    Ce genre de photo, toujours avec le drapeau azéri en fond, est placardé dans la fac, dans les bureaux des enseignants, du recteur, sur un grand panneau lumineux dans le boulevard principal de Bakou, dans certains magasins, bref, partout. Heydar Alyiev et son fils Ilham Alyiev ne sont absolument pas critiquables, du moins pas en public. Il est admis que le peuple les aime, point final.

    L'autre point qu'il vaut mieux éviter de discuter, c'est l'assertion suivante : le peuple arménien est le pire peuple que l'humanité ait pu connaître. Il est fourbe, vicieux, traître, avide, rusé, et capable d'une violence inouïe pour défendre ce qui ne lui appartient même pas. En image, le peuple arménien, c'est un peu ça :

     

     

    Mais pourquoi tant de haine ? Je n'ai pour réponse que le point de vue azéri, bien sûr, et il est fatalement subjectif. On m'a expliqué que l'Azerbaïdjan avait accepté, il y a plusieurs décennies, que des Arméniens n'ayant nulle part où aller viennent habiter sur leur territoire. Une très grande communauté arménienne s'est donc formée dans la région du Haut-Karabagh, si bien que l'Arménie en est venue à réclamer cette zone comme lui appartenant. Evidemment, cette version sent la partialité et elle est très probablement incomplète. Toutefois, au vu de la carte de l'Azerbaïdjan, on aurait intuitivement tendance à comprendre le mécontentement azéri. La séparation entre le Nakhchivan et son pays semblant déjà peu naturelle, on a du mal à comprendre pourquoi il faudrait encore l'amplifier.

    Mais lorsque l'on regarde sur Wikipédia, on se rend compte que le Haut-Karabagh est passé de main en main au cours de l'Histoire et qu'il serait bien difficile de lui attribuer un propriétaire plus légitime qu'un autre. Il semble toutefois vrai que l'Azerbaïdjan fut le dernier d'entre eux. Je ne me risquerai pas à pousser la discussion plus loin, je n'en ai ni la compétence ni l'envie. Il va de soi que sans la version arménienne des faits, il est de toute façon impossible de regarder objectivement la situation.

    Toujours est-il que la période 1990-1992 fut extrêmement sanglante. Et comme je le disais, la rancune est encore vive, j'ai pu le constater très récemment, à l'occasion du triste anniversaire du massacre de Khojaly, résumé comme suit :

    Les militaires arméniens ont débarqué à Khojaly (Azerbaïdjan) dans la nuit du 25 au 26 février 1992 avec ordre de ne pas laisser âme qui vive. Les témoignages de gens qui ont survécu sont absolument bouleversants, comme on peut s'en douter. Le 26 février demeure un jour de deuil national en Azerbaïdjan, et nous avons pris le temps, à l'Université, de regarder une vidéo sur ce drame avec l'une de mes classes de français. A la fin de la vidéo, le professeur a prononcé quelques mots en azéri, la voix fragile et pleine de larmes. Il a tourné vers moi un regard meurtri et il a dit : "je suis triste". J'ai dit que je comprenais, c'était sincère et je pense que ça s'est entendu Après un silence de quelques longues secondes, il a dit qu'il me laissait mettre fin au cours, et il est parti.

    Bien sûr, pour revenir à des réflexions plus terre-à-terre, si ce genre de commémoration est légitime et parfaitement compréhensible, il a également pour conséquence de raviver la douleur et la rancune de sorte à les laisser quasiment intactes au fil des années. La plaie ne peut pas se refermer. Et je comprends qu'un Azéri, bercé dès l'enfance par ce genre de mélodies, se forge une haine tenace et indéboulonnable pour les Arméniens avant même d'avoir l'âge de s'intéresser à l'Histoire et à la politique. Moi-même, après tout ce que j'ai entendu en si peu de temps, je dois me forcer à relativiser pour ne pas tomber dans le piège...

     

    Voilà en somme les premiers traits de caractère de la culture azérie que j'ai pu observer. J'apprécie mon nouveau statut de professeur-voyageur qui me permet d'apprendre autant que d'enseigner. Je suis dans le partage en permanence.

    De ce que j'en vois jusqu'ici, l'Azerbaïdjan est un pays surprenant par l'énergie qu'il consacre à la recherche du progrès. S'organiser pour faire venir de France des professeurs de FLE en est un bon exemple. L'Université de Nakhchivan a également fait venir des Coréens pour installer du matériel informatique et de visio-conférence dans certaines salles, et former des professeurs à son usage.

    Je ne peux m'empêcher de repenser à ceux qui avaient peur pour moi en apprenant que je viendrais ici... Il est complètement ahurissant d'avoir peur de ce pays ! C'est fou ce que l'inconnu peut éveiller comme craintes gratuites. Pourquoi redouter un pays dont on ne sait rien ? Et pourquoi ne pas tenir le raisonnement inverse : si l'Azerbaïdjan était un pays dangereux, alors on en parlerait. Si les gens ne savent même pas où se situe l'Azerbaïdjan, n'est-ce pas un signe qu'il ne s'y passe rien susceptible d'attirer les médias en recherche de sensationnel ?


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  • A présent, je voudrais faire un petit zoom sur l'activité qui occupe une bonne partie de mes journées ici, à Nakhchivan : les cours de français.

    Là aussi, on a tenu à me prévenir. Je devais m'attendre à un niveau faible et à des méthodes désuètes. Il était fort possible que je sois confronté à des professeurs un peu rigides qui ne me laissent pas l'opportunité de faire évoluer tout ça, d'autant que je serais rarement seul face à la classe, presque toujours avec l'un d'entre eux. J'aurais une marge de manœuvre faible, et ce qu'on attendrait surtout de moi, c'est que je donne aux étudiants la chance de parler avec un Français natif.

    Je ne vais pas aller jusqu'à affirmer que tout cela est faux. Oui, j'ai en partie constaté ce genre de choses. En revanche, qu'est-ce qu'il serait dommage d'arrêter l'analyse là-dessus ! Qu'est-ce qu'il serait précipité de résumer les cours de français de l'Université de Nakhchivan à des méthodes dépassées, des professeurs rigides et des étudiants faibles ! Cet article va me servir à raconter le reste, l'autre point de vue, à poser le contrepoids sur la balance.

    Attention : je n'attaque pas les gens qui m'ont ainsi prévenu. Ils ont cherché à éviter que je sois déçu, à faire en sorte que mes attentes ne soient pas totalement à côté de la plaque. Et tant mieux, merci à eux ! Simplement, je souhaite compléter.

     

    Rigidité des professeurs : attention à l'effet miroir

     

    Concernant les méthodes pédagogiques, il est clair qu'elles datent du siècle dernier. Le plus flagrant, c'est le règne du par-cœur. En plus d'occasionner une charge de travail considérable, le par-cœur présente une caractéristique dramatique : il n'exige pas de l'étudiant qu'il comprenne, juste qu'il mémorise. Du coup, on entend des étudiants débiter de grands textes dans lesquels s'étirent des jolis mots de 6 syllabes sans avoir la moindre idée de ce qu'ils sont en train de raconter. D'un cours à l'autre, on apprend sa leçon et on la récite, qu'il s'agisse d'un dialogue, de règles de grammaire, ou même... d'un texte que chaque étudiant a écrit lui-même ! Et qui contient donc des fautes. Apprendre ses fautes par-cœur, ou comment désapprendre les règles de grammaire ?

    Et puisque je parle de grammaire, on l'enseigne ici en énonçant les règles directement, pendant que les étudiants les copient dans leurs cahiers. Dans les méthodes modernes, on cherche plutôt à confronter les étudiants à la pratique de sorte à ce qu'ils observent eux-même la règle et en déduisent les grandes lignes. Voilà pour les exemples de méthodes "à l'ancienne".

    Moi, fraîchement débarqué dans les cours et prévenu de ces quelques biais à l'apprentissage, j'ai très clairement pris un parti dans ma tête : celui de passer les premiers à jours à ne faire qu'observer, prendre des notes, et ne tenter aucune prise d'initiative. Il s'agissait d'une part pour moi de prendre des repères dans les habitudes en place, et d'autre part de ne surtout pas faire penser aux professeurs que j'étais venu pour bousculer quoi que ce soit. Pourquoi je trouve cette idée absolument essentielle ? Parce que je me mets à la place du professeur 2 minutes : imaginons que j'enseigne l'anglais en France depuis 20 ans, et que soudain arrive un petit stagiaire anglais qui parle évidemment deux fois mieux sa langue natale que moi ; ses méthodes sont différentes des miennes et il compte d'ailleurs assez rapidement les substituer à mes vieux procédés jugés obsolètes. Evidemment, je vais détester ce type. Mais ce qu'il y aura derrière cette haine, ce sera de la tristesse, un sentiment d'irrespect, et puis de l'incompréhension : ça fait 20 ans qu'elles marchent, mes méthodes, et voilà que subitement elles n'ont plus aucune valeur parce qu'un jeunot l'a décidé !

    Et c'est là où je reviens sur cette idée que les professeurs seraient rigides. Si être rigide, c'est ça, qui ne le serait pas ? Ces gens ont été eux-mêmes formés par ces méthodes. Résultat : ils sont professeurs ! Elles sont gage de réussite. Comment pourraient-ils ne pas leur faire confiance après ça ? Et comment pourraient-ils, en voyant tout à coup débouler un petit jeune inconnu au bataillon, décider de lui donner toute leur confiance en se disant même que, "tiens, nous aurions peut-être à apprendre de ce stagiaire qui est diplômé depuis 3 mois et n'a pas la moindre expérience d'enseignement en classe" ? Soyons raisonnables...

    De toute évidence, ça ne fonctionne pas comme ça. J'arrive dans une équipe de professeurs qui a des approches bien rodées, et tant mieux ! Car ce sont mes coéquipiers, et avoir des coéquipiers qui savent où ils vont, c'est un atout. Ensuite, je m'interdis strictement de considérer mes méthodes comme étant meilleures que les leurs, pour une raison très simple : j'ai peut-être la théorie, mais ces gens ont l'expérience. Et pour finir, être français ne me permet absolument pas d'arriver avec mes gros sabots, de tout critiquer et d'exiger qu'on me laisse remodeler les méthodes en place, sous prétexte qu'il s'agit de "ma" langue. Etre rigide, ce serait plutôt ça, non ?

    C'est dans cet état d'esprit que j'ai atterri à l'Université de Nakhchivan. J'ai pris le temps d'observer avant d'avoir une opinion, j'ai cherché à comprendre tout le monde pour saisir les situations, ce qui marche, ce qui ne marche pas. Je me suis intéressé à tout, sans préjugés, sans prétention. Après 2 semaines ici, on m'a déjà laissé enseigner seul en classe sans que je ne demande rien, on me demande mon avis sur certaines activités en cours, on me suit lorsque je fais une suggestion. J'ai fait preuve de respect et de modestie, on m'a immédiatement rendu la pareille. Exit la rigidité.

    Après, je ne dis pas qu'on ne croise jamais de professeurs rigides. Comme partout, on peut rencontrer des gens fermés et clairement réticents au moindre changement. Dans mon cas, il y a toujours des professeurs avec lesquels je n'arrive pas vraiment à trouver ma place en cours. Du moins, pour le moment (je ne suis là que depuis 2 semaines !). Ce que je dis par contre, c'est qu'il serait assurément une erreur de résumer l'enseignement du français en Azerbaïdjan à des méthodes rigides et des professeurs fermés à la nouveauté. Et j'irai jusqu'à affirmer que quelqu'un qui se heurterait systématiquement à des gens jugés rigides serait probablement lui-même le porteur de cette rigidité.

     

    Parlons de ce qui marche

     

    Parallèlement aux méthodes d'enseignement, j'ai fait des observations en classe qui ne se limitent pas à la pédagogie, même si elles lui sont toujours plus ou moins liées.

    En premier lieu, j'ai constaté un immense intérêt pour le français. On pourrait juger que c'est la moindre des choses, étant donné que mes étudiants ont choisi de leur plein gré la filière de français. Je le précise néanmoins, car plus que n'importe quelle méthode pédagogique, c'est l'envie qui fait avancer dans l'apprentissage d'une langue. J'ai vu des élèves refuser de partir en pause ! Chaque jour, j'entends des étudiants tenter de crier plus fort que tous les autres pour être celui qui répondra à la question du professeur ! Evidemment, tous ne manifestent pas un tel intérêt, et certains restent plus timides. Mais quasiment tous portent en eux ce goût de la langue française, et c'est déjà exceptionnel.

    Dans l'ensemble, la peur de l'erreur, qui est en France un véritable fléau instauré par le système scolaire, ne semble pas très pesante ici. J'ai d'ailleurs entendu un professeur en parler explicitement à ses étudiants : "c'est en se trompant qu'on apprend une langue". Cette idée est probablement l'un des fondements d'un apprentissage efficace, la peur de l'erreur ne menant qu'à la timidité, qui en cours de langue revient à la paralysie.

    Une autre observation qui m'a énormément plu est celle de l'entraide. Lorsqu'un étudiant prend la parole, ses camarades se mettent à chercher ses mots avec lui, et on entend soudain des phrases se construire de 5 bouches différentes, mot par mot, expression par expression. A première vue, influencé par mon vécu scolaire français, je me suis demandé pourquoi le professeur tolérait ça. Chez moi, il aurait aboyé quelque chose comme "Hep hep hep, c'est pas toi que j'ai interrogé, tu te tais !" Et une vague de tension aurait parcouru toute la classe.

    Alors j'ai réfléchi, et j'ai rapidement trouvé plusieurs avantages notables à cette pratique. Premièrement, elle met tout le monde à l'aise, et particulièrement l'étudiant interrogé, qui sait qu'il a toute la classe avec lui et cherche donc sereinement ses mots sans craindre de caler dans sa phrase. Il en serait même plutôt stimulé, dans le sens où réussir à s'exprimer sans laisser le temps aux autres de l'aider serait signe d'une franche réussite. Deuxièmement, toute la classe reste concernée par le cours, puisque même lors d'une prise de parole individuelle, il peut falloir intervenir à n'importe quel moment pour compléter une phrase ou corriger un mot. Cela maintient l'attention du groupe. Et troisièmement, les étudiants en profitent pour s'apprendre des mots et des règles de français entre eux, sans même s'en rendre compte. Le professeur n'est pas le seul à enseigner : les étudiants le font aussi.

    Je ne dirai jamais à aucun élève : "Hep hep hep, c'est pas toi que j'ai interrogé, tu te tais !" Promis, juré !

    Avec tous les constats dressés jusqu'ici, on conçoit facilement qu'un climat de bonne humeur règne en général dans les cours. Un contraste intéressant se dégage d'ailleurs entre cette ambiance décontractée et les méthodes de l'ancienne école évoquées précédemment : on pourrait en effet être tenté d'associer ces dernières à une discipline de fer, des réprimandes, des ordres, des sanctions. Or pas du tout. Chacun est libre de s'exprimer, on sourit, on rit, tout en gardant le cap sur la leçon du jour. Il arrive que le professeur s'éclipse 1 minute pour répondre au téléphone, chose peu envisageable en France. Comme je le disais, l'atmosphère est harmonieuse et sans accrocs.

    Je me suis d'ailleurs permis une autre explication de cet état de fait. Moins frappante, certes, mais puisque mes réflexions m'y ont mené, je vous en fais part. Ici, en Azerbaïdjan, on accorde une importance fondamentale au mariage et au devoir de rester vierge avant de se marier. Alors qu'en France l'une des grandes recherches du jeune adulte est celle de la séduction et des premiers rapports sexuels, ici, rien de tout ça n'a lieu : c'est interdit. Par conséquent, les relations entre les étudiants sont parfaitement dénuées d'ambigüité. J'entends par là : pas de relation de séduction ; mais aussi : pas de rivalité entre les filles. Parce que ça, la rivalité entre les filles (et qu'on m'accuse de machisme si on en a envie !), c'est un des explosifs les plus redoutables en matière de rapports humains ! Je suppose donc, avec zéro preuve à l'appui, que ce devoir de chasteté avant le mariage joue peut-être indirectement sur l'harmonie qui règne dans mes groupes d'étudiants. En supprimant les relations de séduction, on supprime tous les conflits et les rivalités qu'elles impliquent, pour ne laisser place qu'à une camaraderie sans arrière-pensées. Bien sûr, seule une étude sociologique pourrait tester la fiabilité de ce que je vous raconte là, mais vous comprendrez que je ne compte pas pousser mes analyses jusqu'à ce point...

    (Attention, je ne suis pas en train de plaider en faveur de la virginité avant le mariage, ni d'en faire un modèle, moi qui ne suis même pas franchement séduit par l'idée-même du mariage... Simplement, je dis ce que je vois, et ce que je vois comprend cette idée-là que je ne voulais pas omettre).

     

    Et moi, là-dedans ?

     

    Au final, le vrai problème auquel mes étudiants sont confrontés, c'est le manque de contact avec la langue française telle qu'elle est parlée par les natifs. Il arrive qu'un professeur leur fasse faire de la compréhension orale, mais c'est d'une part trop rare, et d'autre part il s'agit de documents audio fabriqués et non de situations authentiques. Par conséquent, leur oreille est principalement formée sur la prononciation des professeurs d'ici, qui ont nécessairement un accent et des approximations de langage, et c'est bien normal. Du coup, quand c'est moi qui parle, même avec un grand effort de clarté, certains étudiants ne reconnaissent pas la langue qu'ils apprennent pourtant depuis des mois ou des années : je n'ai pas l'accent azéri. Je dois parfois écrire ma phrase au tableau pour qu'elle soit comprise.

    Au niveau de l'expression orale, c'est difficile aussi. A cause de l'habitude d'apprendre par-cœur, les étudiants ne savent parler que pour réciter, pas pour s'exprimer. Ils doivent longuement chercher leurs mots et peinent à ordonner leurs phrases. Ils ont par contre un niveau correct à l'écrit dans l'ensemble.

    Grâce aux moments d'autonomie que j'ai obtenus jusqu'ici, j'ai pu commencé à lancer des remédiations. J'ai appris à un groupe à prendre des notes au lieu de copier la leçon, en leur montrant au tableau comment je procéderais en tant qu'étudiant. Ensuite, je les ai fait s'exercer à prendre la parole avec leurs notes sous les yeux et à expliquer ce que nous avions fait pendant le cours. Cela les oblige d'une part à comprendre ce qu'ils disent, puisque c'est à eux de formuler les phrases à partir de leurs notes, et d'autre part à construire leur discours sur le moment, car c'est comme ça qu'on utilise une langue au quotidien, et non avec des phrases préparées.

    Pour la compréhension orale, je crée un maximum de conversations entre les étudiants et moi afin qu'ils s'habituent à ma prononciation. J'ai aussi commencé à projeter des films en français sous-titrés en français pour confronter les étudiants à la langue courante ; je compte renouveler cette pratique aussi souvent que possible.

     

    Pour conclure sur une description globale de la situation, il y a ici un système en place, naturellement, basé sur une approche de l'enseignement encrée dans les esprits. Cela ne veut pas dire que cette approche soit immuable, je crois même pouvoir assurer le contraire. Il faut commencer par s'intéresser à ce qui se fait plutôt que de tout de suite vouloir tout remplacer par ses propres méthodes sans rien chercher à voir d'autre. Rejeter tout une approche pédagogique en bloc, c'est ne pas comprendre les gens qui la pratiquent. Dès lors, pourquoi ces gens vous feraient-ils confiance ?

    En s'intéressant aux méthodes en place, on constate leurs points forts et leurs failles. Par la même occasion, on montre aux professeurs qu'on n'est pas leur ennemi mais bien leur coéquipier, avec ce but commun de permettre aux étudiants un accès à la langue française de première qualité. On n'a pas d'autre objectif, eux non plus a priori. On gagne donc de l'attention et de l'autonomie, on devient petit à petit un vrai membre de l'équipe de professeurs. A partir de là s'opère spontanément une rencontre entre les méthodes en place et les vôtres. L'erreur serait évidemment de considérer cette rencontre comme une opposition là où il faudrait plutôt voir la possibilité d'un enrichissement mutuel et d'un progrès de l'approche pédagogique générale opérée par la faculté. Et c'est bien cela que tout le monde souhaite.

    Des questions ?

    Oui, c'est évidemment plus complexe en pratique qu'en théorie, il est certain que mon explication est simplificatrice. J'ai toutefois bien l'impression que les grandes lignes ressemblent à ça. C'est en tout cas le parti que j'ai décidé de prendre, et nous verrons ensemble où il peut mener...

    Voilà. Vous apprendrez cet article pour demain. Bonne soirée !


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