• Après ces quelques réflexions d'enseignant, revenons maintenant à des pensées de voyageur. Ces derniers temps, à Nakhchivan, j'ai fait la connaissance d'étudiants de différents pays : Turquie, Slovaquie, Nigéria, Pakistan, Pologne. J'ai passé quelques moments avec eux, nous avons notamment mangé en ville ensemble à plusieurs reprises. Cela, associé à mon contact quotidien avec les Azéris, m'a amené à relever des choses dans les comportements, et finalement à me lancer dans une réflexion d'ordre culturelle sur un thème bien précis : la politesse. 

    Qu'ai-je tant à dire sur la politesse, vous demandez-vous déjà ? On est poli ou on ne l'est pas, point. En fait, oui, ça se défend... Mais voyons tout de même ça de plus près.

     

    Etre poli pour être poli...

     

    Commençons par un exemple. Que penser de ces 2 nouveaux potes pakistanais qui, au nom de la politesse, font systématiquement un forcing inouï pour payer les sorties de l'ensemble du groupe que nous sommes, soit 6 à 8 personnes en général ? Car les 2 énergumènes ne plaisantent pas. Pour espérer ne serait-ce qu'avoir l'addition en main quelques secondes, il faut aller discrètement jusqu'au comptoir lorsqu'ils ont la tête ailleurs et demander directement aux serveurs. Et encore, il se peut que l'un des 2 vous rattrape en courant avec un billet à la main, et alors vous êtes à peu près sûr que la mission est échouée : il paiera. En force si nécessaire.

    Conséquence de cette attitude ? La première fois, nous trouvons sympathique cette inflexible détermination à inviter de nouveaux amis pour une soirée. La deuxième fois, nous sommes un peu déstabilisés de ne pas être naturellement "autorisés" à payer à notre tour. Mais pris de surprise, nous laissons passer. La cinquième fois, après avoir essayé toutes sortes d'argumentations avec eux pour leur faire comprendre notre malaise, nous sommes stressés à l'idée-même de sortir avec eux... Au moment de la commande, nous sommes très tentés de prendre le minimum, et le moins cher possible. Par ailleurs, chacun est déjà en train d'élaborer dans sa tête une stratégie pour réussir à payer cette fois-là. Bref, nous ne sommes plus dans le plaisir de sortir entre amis.

    Est-ce cela que l'on appelle politesse ?

    Autre exemple. Il y a quelques jours, je me retrouve à une table de négociations. Des Allemands sont venus à l'Université de Nakhchivan pour mettre en place un partenariat et des échanges d'étudiants avec une Université allemande. On me présente à ces gens, très sympa d'ailleurs, comme un exemple d'étranger accueilli ici et pour qui tout se passe bien. (Du moins, c'est la seule explication que j'ai pu trouver à ma présence à ce moment-là !). Nous arrivons à une table où nous attendent déjà des viennoiseries et du thé en quantité, et où va se dérouler une assez longue conversation à propos des conditions de ce partenariat entre Universités. Moi qui, comme la moitié des gens autour de cette table, n'ai rien à faire dans cette discussion, je bois mon thé et je grignote une petite viennoiserie. C'est à partir de là qu'un cercle vicieux commence à se mettre en place. A chaque fois que je termine une viennoiserie ou mon thé, on me ressert systématiquement. Politesse ? D'accord. Sauf que mon sens à moi de la politesse, c'est de terminer mon assiette et ma tasse, pour ne pas donner l'impression que je n'ai pas aimé ce qu'on m'a donné. Mais si on me ressert à chaque fois, on tombe vite dans le supplice de Sisyphe, c'est-à-dire dans un absurde cercle qui peut tourner sans fin. Le type estime qu'il est poli de me resservir lorsque je n'ai plus rien, moi j'estime qu'il est poli de manger ce qu'on me donne. Soit. On n'est pas prêts de s'arrêter. Mais à part du gâchis de nourriture et des maux d'estomac, on génère quoi ?

     

    ... c'est malpoli !

     

    Le problème de ce genre de politesses, c'est qu'elles oublient leur raison d'être. On est censé être poli dans un but bien précis : celui d'éviter tout sentiment d'irrespect, de gêne ou de malaise à la personne qu'on a en face de soi. On veut qu'elle se sente bien, voilà tout. Etre poli ne se résume pas à suivre aveuglément les règles de politesse que notre éducation nous a mises en tête !

    De ce point de vue, toute attitude qui créerait chez l'autre une gêne ou un malaise serait un échec de la politesse, voire une impolitesse, y compris si elle suit les règles habituelles. La manière dont ces Pakistanais nous mettent mal à l'aise serait donc impolie, tout comme cette obsession qu'on a eue de me resservir éternellement... Parce que tout cela crée de la gêne.

    En fait, ce n'est toujours pas aussi simple. Ces impolitesses n'en sont que de mon point de vue à moi, français... Ce qui me fait penser qu'elles en sont, c'est que mes codes de politesse à moi sont différents, rien d'autre. Et d'ailleurs, si l'on se met du point de vue de ces 2 Pakistanais, peut-être trouvent-il que ce sont nous, les impolis, à ne pas faire le même forcing qu'eux pour payer, à nous contenter de nous plaindre. Peut-être que c'est la manière de faire dans leur culture et que nous les mettons mal à l'aise en nous comportant différemment. Quant aux gens qui me resservaient sans cesse, peut-être ont-ils fini par être mal à l'aise de me voir manger autant et les obliger ainsi à me donner toujours plus... Peut-être ai-je été impoli à leurs yeux.

    Cela pour montrer qu'une même scène peut avoir des sens très différents selon les cultures. Finalement, la politesse ne dépend que de l’œil de celui qui regarde.

    Pour autant, est-ce qu'on termine là-dessus ? Il ne sert à rien de chercher la politesse avec des gens d'autres pays, de toute façon on n'a pas les mêmes codes ? Non, évidemment, on ne se contente pas de ça. Ce que j'ai montré jusqu'ici, c'est que de s'entêter à être poli selon ses propres codes ne mène à rien, si ce n'est aux effets inverses à ceux recherchés. Par contre, cela ouvre la porte à une autre sorte de politesse. Pas une politesse réglée, codée, culturelle. Pas une politesse avec des attitudes prédéterminées et des phrases habituelles. Mais plutôt que tout cela, une politesse du moment présent, une politesse de l'ambiance et du sentiment, une politesse qui s'adapte à l'individu : oublier les codes en vigueur dans sa propre culture et chercher tout simplement à ce que l'autre se sente bien ici et maintenant. Et cela passe par la compréhension de ce qui se trame dans la tête de cet autre, et ce au-delà de toutes règles.

    Voilà ce qui me semble être la politesse ultime, au-delà de tout code et de toute attitude pré-réglée : comprendre ce dont l'autre a besoin pour se sentir bien en ma présence. Et le lui donner, dans la limite du possible, bien sûr !

    Le jour des négociations autour de cette table fournie en thé et viennoiseries, j'ai fini par mettre mes codes de côté et j'ai laissé des restes dans mon assiette. On a donc considéré que j'étais satisfait et on ne m'a plus servi. Fin du supplice de Sisyphe, fin de toute impolitesse, qu'elle soit d'un côté ou de l'autre.

    Autre exemple avec la proposition du recteur de l'Université de me faire offrir un costume. Je vous remets l'extrait de l'article On ne m'a toujours pas coupé la tête où j'explique ça :

    Concernant le costume, le recteur me propose de me faire offrir le même que celui des professeurs. Pris de court, j'hésite : d'un côté, je pense au prix que peut coûter ce costume et je me dis que je ne peux pas accepter ce cadeau ; de l'autre, je me dis que c'est peut-être un moyen pour lui de me faire rentrer dans les codes et que ça ferait plaisir à tout le monde de me voir habillé comme les enseignants. J'accepte, après un silence qui le fait rire.

    Là aussi, j'ai mis de côté mes codes de politesse et j'ai plutôt cherché à comprendre ce qu'il serait le plus approprié de répondre du point de vue du recteur. En suivant trop strictement mon code habituel selon lequel on n'accepte pas un cadeau de trop grande valeur de la part de quelqu'un qu'on connaît si peu, j'aurais finalement été impoli et on m'aurait pris pour quelqu'un qui refuse de s'adapter.

    Concernant les 2 Pakistanais, c'est un peu différent : même en mettant mes habitudes culturelles de côté, je ne peux rien faire si eux s'obstinent à suivre les leurs... Une fois, j'ai bien eu le sentiment d'avoir marqué 1 point dans une petite discussion qui ressemblait à ça :

    "Mais pourquoi tu veux toujours payer pour tout le monde ?

    - Parce que vous êtes mes amis. Je paie pour mes amis.

    - Mais l'amitié, c'est le partage...

    - Oui, évidemment !

    - Alors on partage aussi l'addition !"

    J'ai fait dans le a+b, logique toute bête, mais il n'a rien eu à répondre. Et comme je sais que je ne suis pas le seul à essayer de leur expliquer, j'ai eu bon espoir que nous finissions par nous comprendre.

    Mais dès la sortie qui a suivi, quand j'ai déclaré en me levant que c'était à mon tour de payer, le serveur a annoncé que tout était déjà réglé... Un Pakistanais s'en était chargé. Je dois avouer que pour le moment, je ne vois pas franchement comment remédier à ce qui devient un vrai problème. D'ailleurs, si des suggestions vous viennent, n'hésitez pas à poster un commentaire, ça peut m'intéresser ! Le but étant d'éviter de passer par le forcing...

     

    En bref, la politesse comme programme que l'on suit sans trop y penser, ça marche lorsqu'on est chez soi, dans son pays, là où tout le monde suit les mêmes codes. Mais, de la même manière qu'on arrête de parler français lorsqu'on arrive dans un pays non francophone, on arrête d'appliquer sa version de la politesse lorsqu'on arrive dans un pays où d'autres habitudes règnent. Car la politesse et le langage ont ce point commun de perdre toute raison d'être dès lors qu'ils ne sont pas compris. Pourquoi parler si personne ne saisit ce que vous dîtes ? Pourquoi être poli si personne ne le prend ainsi ? C'est alors qu'une politesse plus subtile fait son apparition, faite d'adaptation, de curiosité, d'attention, de compréhension, d'empathie. Saisir ce dont l'autre a besoin pour être à l'aise avec vous. Une politesse universelle, en quelque sorte ! C'est une espèce de mutation qui s'opère plus ou moins spontanément lorsque l'on voyage. Je dis bien "plus ou moins", la preuve dans cet article. Certains penseront peut-être en me lisant que ce dont je parle ne s'appelle plus "politesse", car la politesse ne saurait se passer de ses codes, c'est sa définition dans le dictionnaire. Pour eux, ce que je décris s'appellerait tout simplement du respect.

    Je pourrais me plier à cette objection à une condition : on doit considérer, à ce moment-là, que le respect puisse dans certains cas passer inéluctablement par l'impolitesse.

    En vous adressant, Madame, Monsieur, mes salutations distinguées.


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  • Bonjour tout le monde. Aujourd'hui, billet d'humeur !

    Voilà plus d'1 mois que je suis à Nakhchivan, et je commence à sortir de la phase de découverte. Je connais bien la ville, j'ai mes repères avec les gens et les lieux. Je ne suis plus dans la nouveauté, donc plus dans l'euphorie qui l'accompagne. L'enthousiasme et la curiosité se sont estompés, ou du moins ne sont plus au premier plan. Un quotidien s'est installé, des habitudes, une compréhension des mœurs et des attitudes ; incomplète certes, mais suffisante pour former un socle et m'ôter le statut de nouvel arrivant.

     

    Après le beau temps vient la pluie

     

    Chute de l'excitation, chute de l'euphorie, et il faut donc que quelque chose les remplace. Dans d'autres circonstances, on appellerait ça une gueule de bois. Dans mon cas, l'expression est mal choisie, puisqu'il est hors de question de concevoir le moindre petit apéro, même très tôt dans la soirée, même exclusivement entre adeptes. Voilà le premier point qui m'exaspère dans cette phase "post-euphorique", si je puis dire. Je ne vois pas qui je dérangerais si j'invitais 2 ou 3 personnes à boire une bière dans ma chambre. L'alcool a beau être légal et en vente libre, cela m'est pourtant explicitement interdit, avec caméra dans le couloir pour surveiller si je rentre bien seul.

    Au début, je ne prêtais aucune attention à cela, j'y voyais un détail anodin. Ce serait une expérience comme une autre, et je verrais bien. Mon regard était sans cesse attiré par tout un tas de choses nouvelles, de sorte à ne pouvoir se focaliser sur rien. Aujourd'hui, c'est différent. Mon regard se pose plus calmement sur les choses, les observe tranquillement, les décrypte ; il prend même le temps de chercher au-delà, quand l'envie l'en prend. Avant, il voyait une caméra, maintenant, il voit le pourquoi de la caméra, ses conséquences, l'état d'esprit des gens qui l'ont mise là etc.

    J'ai réalisé lorsque, muni d'un ton voulu pédagogique, on m'a expliqué à peu près ça : "Tu ne peux pas faire venir V. et A. chez toi comme ça. Ce matin, tu es sorti avec elles en ville : ça, c'est bien (en me montrant la caméra du doigt)". Ils savaient ce que j'avais fait le matin. Jusque là, je ne m'étais pas arrêté sur cette idée que j'étais peut-être réellement surveillé et que cette caméra n'était pas un objet de décoration. Eh bien oui, ils savent quand je sors et avec qui.

    A ce propos, il va de soi que cette caméra sert aussi à vérifier que je ne rentre pas avec une fille. En fait, cela va même plus loin que ça. Aujourd'hui, et je crois que c'est la goutte de trop à l'origine de cet article, j'ai discuté avec une Française qui fait le même stage que moi, mais à Ganja, dans le nord-ouest de l'Azerbaïdjan. Je l'ai vue à Bakou, et depuis, on se raconte comment se passent nos stages respectifs par mails. Elle me disait qu'elle était bien tentée de venir visiter Nakhchivan pendant sa semaine de vacances. Et comme l'Université dispose de quelques chambres d'invités (comme la mienne) qui sont presque toujours vides, il m'a semblé naturel de demander à ce qu'elle puisse être reçue dans l'une d'elles. Savez-vous ce qu'on m'a répondu ? Que le temps était fragile en ce moment, peut-être pas propice aux sorties, que ce serait mieux qu'elle ne vienne pas. Allez, bonne journée !

    Sûr que sur des coups pareils, personnellement, j'ai du mal à garder le sourire. La situation est simple : je suis installé dans un quotidien et j'ai besoin de certaines conditions pour m'y sentir bien. L'une d'entre elles, comme vous avez dû finir par vous en rendre compte en lisant ce blog, c'est un minimum de liberté. En l'occurrence, je ne peux pas me prétendre prisonnier, mais ma dose d'air libre est quand même un peu juste. J'ai un chez moi dans lequel je ne fais pas ce que je veux, est-ce vraiment un chez moi ? On surveille mes allées et venues sans même s'en cacher, on m'interdit d'inviter qui que ce soit dans mon espace censé être privé, on me fait comprendre que je dois refuser la venue d'une copine qui prévoyait de visiter Nakhchivan. Je n'ai pourtant pas des besoins extraordinaires. Je ne demande pas le droit de me pochtronner avec 8 potes en chantant jusqu'au matin ! Ni celui d'organiser des soirées célibataires avec les filles de l'internat ! Seulement voilà, en réalité, disons-le clairement : ce logement au sein-même de l'Université, que l'on présente ici comme un confort et un acte de générosité, ne sert qu'à me fliquer et à casser mes libertés. Sourires chaleureux et jolis mots, et me voilà sagement installé en climat hostile.

    Bon, j'exagère, ce n'est pas un "climat hostile". On ne me veut pas de mal, on veut juste me plier à des interdictions et surveiller que je les respecte bien. Mais pour moi qui suis de personnalité un peu libertaire, tout ça peut vite devenir complètement déprimant. Et cette fois, je n'exagère pas. Honnêtement, ce qui ne me plonge pas dans la déprime ces jours-ci, c'est tout simplement de garder en tête que j'ai déjà fait la moitié du stage et que dans 1 mois et demi je suis loin. (Et en plus, je connais déjà ma prochaine destination, elle est bougrement prometteuse ! Mais vous verrez ça plus tard...)

     

    J'ai bien dit "billet d'humeur"

     

    Attention, j'ai bien dit "billet d'humeur". De mauvaise humeur, certes. Ce qui veut dire concrètement que j'écris cet article dans un mauvais jour, mais qu'il ne faut pas oublier tout ce que je vous ai raconté avant et qui reste 100% valide. J'apporte cette précision parce que je ne voudrais pas que vous vous disiez : "Ah, ça y est, il a réalisé qu'il était dans un pays de merde, ça lui a quand même pris 5 semaines" !

    Taratata. Mon expérience de professeur reste très enrichissante, ma relation aux étudiants pleine de respect, de bonne humeur voire d'amitié. Je fais des sorties avec d'autres étrangers, j'apprends des choses sur les cultures azérie et autres. Et je maintiens que les Azéris sont de manière générale très chaleureux et accueillants.

    Je suis aussi conscient que mon présent malaise, face à une situation que je vis comme liberticide, est en partie d'ordre culturel. Je viens d'un pays où j'ai plus de libertés, d'où ma difficulté de me retrouver soudainement amputé d'une partie d'entre elles. On m'enlève quelque chose que j'ai toujours eu et qui me semblait couler de source. Mais eux ne savent pas ça. Eux agissent selon leurs règles, leurs mœurs, leur sens du bon. Ils sont chez eux et appliquent leur normes : quoi de plus logique ? Ils ne se doutent pas une seconde que des conditions si banales à leurs yeux puissent pour moi être sources de malaise et d'étouffement. Il y a fort à parier qu'ils me croient même épanoui et qu'ils s'enorgueillissent de leur capacité à m'accueillir de la sorte.

    Conscient de tout cela, et aussi du fait qu'il ne me reste qu'1 mois et demi à vivre ici, j'opte pour l'acceptation. C'est à moi de m'adapter, pas à eux, et c'est aussi ce à quoi je m'engage lorsque je signe pour partir dans un pays dont je ne connais absolument rien. Je ne peux pas partir à des milliers de kilomètres et ensuite me plaindre de ne pas retrouver mes habitudes françaises ! Les trouvailles ne peuvent pas toutes être enchanteresses, et les surprises ne peuvent pas toutes êtres bonnes. Une fois de plus, je remercie mon goût pour l'écriture de me permettre d'exprimer tout ça plutôt que de le garder sur le cœur.

     

    Pour finir avec le sourire

     

    Cela fait un petit moment qu'on n'a pas vu la moindre photo orner mes articles... Voici donc, pour conclure sur une bonne note, un aperçu de ma sortie à la montagne d'Alinja qui a eu lieu le weekend dernier.

     

    Des airs de mini Matchu Pitchu...

     


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  • En traçant indéfiniment des lignes semblant vouées à ne jamais se croiser, on finit pourtant par obtenir un dessin avec une forme générale. Un tout. De la même manière, je voudrais aujourd'hui vous livrer des bouts de quotidien qui, à force de parler de tout et de rien sans chercher à se répondre, finiront pas éclaircir un peu plus la présentation de la culture nakhchivanienne que j'esquisse ici depuis quelques semaines. C'est pourquoi cet article aura l'allure de ce qu'on pourrait appeler un zapping. Allons-y !

     

    La journée de la femme

     

    La journée de la femme, ici, fonctionne un peu comme un tremblement de terre. L'épicentre, c'est le 8 mars, mais les jours d'à côté sont touchés aussi. Surtout lorsque l'épicentre est un dimanche...

    Ainsi, dès le vendredi 6, les professeures ont eu droit à leur petite cérémonie à l'Université, pendant que les hommes les remplaçaient en cours. Dans la salle des professeurs, on a mangé du gâteau et bu du thé. Sont ensuite arrivés le samedi 7 et le dimanche 8, en quelque sorte "weekend de la femme". Et pour être sûr d'avoir suffisamment honoré ces dames, le lundi 9 a aussi été proclamé jour férié.

    Le mardi 10 mars, alors que j'étais assis à la cafétéria avec une amie, une professeure et 3 de ses étudiants nous ont invités à prendre une part de gâteau avec eux à la table d'à côté. Très gentils. Nous leur avons demandé s'ils fêtaient un anniversaire. "Non, c'est pour la journée de la femme".

    Un tremblement de terre, je vous dis !

     

    Les logements étudiants

     

    La plupart des étudiants vivent encore chez leurs parents. Parmi ceux qui sont loin de chez eux, beaucoup sont logés à l'internat de l'Université. Une minorité d'entre eux habitent de petites chambres d'étudiants en ville.

    J'en ai visité une. Il s'agit d'une pièce de 15-20m². Un frigo, une petite table, cinq lits. Si, si, cinq lits. Avec cinq étudiants dedans. Dans 15-20m². Ils paient 15 manats par mois chacun, soit une quinzaine d'euros. Plusieurs chambres comme celle-ci sont juxtaposées, et une autre pièce sert de cuisine commune.

    Bien sûr, on a envie d'un de ces clichés réconfortants qui sonnerait un peu comme : "ils n'ont rien, et pourtant ils sont si souriants, ils ont l'air heureux. Quelle leçon de vie !" Mais non. Ils ne sont pas heureux, et il serait bien difficile de s'y méprendre.

     

    Le club

     

    Dans Nakhchivan, il y a un club. L'idée intrigue, tant elle semble en total décalage avec tout le reste des moeurs en vigueur. Un club ? C'est-à-dire un endroit où on danse, où on boit quelques verres, où on drague, où on rit ? Et tout ça la nuit ? Je ne sais pas si j'y crois. Mais pourquoi ne pas aller voir ce qu'il en est...

    Nous y voici donc, un samedi soir, 21h. A l'entrée, on veut nous faire payer 2 manats parce qu'on nous prend pour des Iraniens. On s'aperçoit que nous n'en sommes pas, alors on s'excuse et on nous laisse nous asseoir.

    Arrive une blonde surmaquillée, dans une tenue qui choquerait n'importe quelle travailleuse de nuit dans une certaine forêt de l'ouest parisien... Jupe à mi-cuisses, bas suggestifs, décolleté en forme d'invitation insistante. C'est la serveuse.

    Les bières étant peu chères, je me dis que les autres alcools le sont probablement aussi. Lorsque la fille me parle de 10 manats pour un verre de whisky, je ne peux m'empêcher de pouffer ; terme d'ailleurs doublement approprié à la situation. Réaction de cette dernière (la pouf donc), en mâchouillant ostensiblement son chewing gum : "tu m'expliqueras ce qu'il y a de drôle, que je puisse rire aussi". J'ai pris une bière.

    Pour le reste, population féminine quasi nulle : elles ne peuvent venir qu'avec leur homme, sous peine d'être vues comme des filles faciles. Que doivent-ils donc penser de la blondasse au chewing gum ? Du coup, piste de danse presque déserte (seuls quelques types un peu éméchés s'y aventurent pour rigoler un peu). Les gens restent à leur table, boivent un coup, discutent comme ils peuvent en criant par-dessus la musique. Dans l'ensemble, ils ont quand même l'air de bonne humeur.

     

    Les cours de français

     

    Avec les semaines, j'ai pris la juste mesure des dégâts du par-cœur. Je connaissais les méfaits de ce fléau (voir l'article Enseigner passe par apprendre), mais de tomber nez à nez avec eux les rend encore plus effrayants ! Cette incapacité à prendre la parole autrement que pour réciter... Cette propension à connaître tout un tas de règles par-cœur en restant incapables d'en appliquer une ligne... Bref, je ne retourne pas dans le détail.

    Ce que j'ai à ajouter à ce sujet, c'est que les professeurs ne sont pas seuls coupables. Les étudiants se précipitent en effet sur le par-cœur pour sans cesse repousser le moment où ils devront s'exprimer en autonomie... Cela les effraie. En d'autres termes, les étudiants se complaisent dans la répétition et l'imitation par peur de créer. On peut y voir de la fainéantise, mais je pense pouvoir aller plus loin en parlant de peur de la liberté. Une idée qui me semble totalement cohérente avec le fonctionnement global de la société azérie... Et du coup, clin d’œil inévitable à ce texte de Keny Arkana :

     

    La rencontre

     

    Comme vous vous en doutez, j'ai rencontré beaucoup de gens depuis que je suis ici. Mais une personne se distingue assez nettement de toutes les autres...

    Je ne sais plus son prénom. C'est un Iranien, il vit à Nakhchivan. Il parle un bon anglais et s'exprime de manière très logique, avec beaucoup de comparaisons, parfois trop, presque jusqu'à perdre le fil de la discussion. Il affirme croire en la science et parle beaucoup de statistiques, elles semblent tout dire pour lui. On sent vite le type prêt à régler les problèmes du monde avec des équations

    Il explique par exemple que les individus d'un même pays ont irrémédiablement une base génétique commune. Sachant cela, il serait d'ailleurs bon de brûler tous les Arabes ainsi que les Albanais, qui sont des gens mauvais. C'est scientifique.

    Il affirme également avoir représenté son pays aux Jeux Olympiques, comme lutteur. Il affirme avoir vécu en Thaïlande, où il a été piégé par une femme et s'est retrouvé otage d'un gang. Heureusement, il a réussi à s'enfuir malgré une balle dans la jambe. Ah, j'oubliais, il est capable de boire 52 bières à la suite. Impressionnant, non ?

     

    Le concept de séjour férié

     

    Comme nous l'avons vu avec la journée de la femme, les Azéris conçoivent mal qu'un jour férié ne puisse en accompagner d'autres. De manière générale, ils aiment les cérémonies, les célébrations. Le 16 mars fut par exemple la journée de la francophonie à l'Université de Nakhchivan. Les étudiants ont fait un spectacle en français (chansons et pièce de théâtre), auquel j'ai participé d'ailleurs, et où la direction de l'Université a été conviée, avec discours, photographes etc.

    (Au passage, vous reconnaissez la photo en second plan ? Oui, vous l'avez déjà vue ici-même. Je vous disais qu'elle était partout... Eh bien cela n'exclut pas la salle de théâtre de l'Université...)

    Une autre célébration fut celle du printemps, qu'on appelle ici Novruz. Cela a commencé avec les 4 mardis précédant le printemps. A défaut d'être fériés, ces mardis sont tout de même considérés comme des jours importants et occasionnent des repas en famille. Puis arrive le 21 mars, et c'est l'explosion ! Les étudiants arrêtent de venir en cours 3 à 4 jours avant. On danse, on chante, et surtout : on fait du feu. Ce dernier point est très important. Tout le monde fait du feu, y compris en ville, dans la rue, partout. Même à l'Université. L'idée est de brûler les mauvais moments de l'année passée, mais pas seulement : il s'agit aussi de faire des vœux et de sauter par-dessus le feu à 3 reprises. Tout l'Azerbaïdjan honore cette pratique, et ce dès le dernier mardi avant Novruz.

    Là aussi, un spectacle a été donné, avec la direction de l'Université, des discours, des photographes, puis un repas avec le recteur, ses adjoints et les professeurs.

     

    La bouteille de vin

     

    Pour terminer, une image assez drôle. Avec quelques amis, nous avons découvert que l'un des endroits où nous allons parfois manger en ville sert aussi des bouteilles de vin. Naturellement, nous avons décidé d'essayer. Résultat de l'expérience ? Il semble que les serveurs ne soient pas franchement habitués à ce genre de requêtes. Voyez plutôt !

     

    Sur ce, je vous laisse avec cette bouteille. J'espère que mon zapping aura participé à vous donner une idée de ce à quoi ressemble la vie ici, qu'elle soit bonne ou mauvaise. Bonne dégustation, et désolé pour les morceaux de liège !


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  • Salutations aux assidus ainsi qu'aux lecteurs de passage ! Me voici avec un second épisode du nakhchi-zapping. Bonne lecture !

     

    Les conversations avec mes élèves

     

    "Jérémie, qu'est-ce que ça veut dire, "tuait" ?

    - Alors. "Tuait", c'est le verbe "tuer". Ça veut dire "donner la mort" (en mimant de tirer avec un pistolet).

    - Ah, d'accord.

    - Quelqu'un peut faire une phrase avec le verbe "tuer" ?

    - Euh...

    - Alors ? Une phrase ?

    - Ah oui : j'ai tué un Arménien !

    - ... Okay..."

    Et les autres de confirmer avec enthousiasme, petites femmes aux yeux doux qu'elles sont :

    "Oui ! J'ai tué tous les Arméniens !"

     

    Les écoles de villages

     

    J'ai visité deux écoles de villages dans la région de Nakhchivan. Information assez surprenante, la seule langue enseignée dans ces écoles n'est autre que le français. L'apprentissage de l'anglais n'est possible qu'en ville. A part ça, les matières habituelles sont enseignées : mathématiques, histoire, géographie etc., avec également des travaux manuels et notamment artistiques.

    Les élèves restent dans la même école tout au long de leur scolarité, puis ont la possibilité d'accéder à l'Université. Les garçons qui valident un diplôme universitaire verront leur service militaire raccourcir de moitié.

    Voici quelques images :

     

     

     

    Quelques exemples de créations des élèves (aidés par les professeurs) :

     

    Partout dans l'école sont suspendues des pancartes comme celle-ci, avec des messages éducatifs voire philosophiques :

    "La chimie est le bras droit de la physique. Les mathématiques sont ses yeux."

    Je me rappelle une autre pancarte qui disait quelque chose comme : "Lorsqu'un idiot parle, il faut un savant pour l'écouter".

    Et puis surprise dans une salle à l'étage, avec ce tableau électronique, tache de technologie entre ces murs usés :

    Malheureusement, une coupure d'électricité nous a privés d'une démonstration...

     

    Les coups bizarres

     

    On ne sait jamais quoi penser d'une explication azérie ; notamment parce qu'il arrive fréquemment que leur validité soit trop brève pour avoir le temps de finir d'y réfléchir...

    Récemment, j'ai eu une coupure internet. J'ai commencé par attendre sagement que la connexion revienne, puis voyant que le problème persistait, j'ai passé un appel pour en informer l'Université. On m'a répondu qu'il y avait des travaux en ce moment, que toute l'Université était privée d'accès internet, que c'était normal. J'ai dit okay.

    Cinq minutes plus tard, on m'appelait pour me donner une nouveau mot de passe. Internet fonctionnait parfaitement, on avait juste fermé mon ancien compte.

    Ce n'est qu'un exemple. Je pourrais parler aussi de cette professeure qui a demandé à des étudiantes de ne pas sortir avec moi le weekend. Ou de cette manie que les responsables du bâtiment où je loge ont de venir toquer à ma porte, entrer dans ma chambre, discuter en azéri puis repartir sans m'adresser un mot ou un regard...

    C'est plein de petites choses quotidiennes qui forment un tout un peu déstabilisant. J'appelle ça de la bizarrerie.

     

    Les conversations avec mes élèves 2

     

    "Et l'amour ? Que pensez-vous de l'amour ?

    - Berk !

    - Haha ! Pourquoi berk ?

    - Pas bien, l'amour ! (avec un geste de refus)

    - Ah bon ? Qu'est-ce qui n'est pas bien dans l'amour ?

    - Toujours la fille pleure. Les hommes sont mauvais et les filles pleurent."

    (5 minutes plus tard...)

    "Et le mariage ? Vous voulez vous marier ?

    - Ouiiiiiiii !"

     

    Batabat

     

    J'ai fait une excursion dans la région montagneuse de Batabat avec un bon groupe d'étudiants, étrangers pour la plupart. Nous étions une quinzaine. Location de minibus, pique-nique dans le sac à dos, et nous voilà en route !

     

    Evidemment, à lâcher 15 étudiants dans un décor pareil, on ne s'attend pas à autre chose qu'à voir une grande bataille de boules de neige éclater dans les 5 minutes après le débarquement du bus ! Eh bien ça n'a pas raté. Et vu les nationalités engagées dans la bataille, je peux sans ciller parler de troisième guerre mondiale ! C'est bien de cela qu'il s'est agi !

    Mais soyez tranquilles, votre représentant a fait briller la France. Quelle idée aussi de venir se frotter à un Haut-Savoyard dans une bataille de boules de neige...


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  • En février, je vous expliquais comme les premiers jours dans une nouvelle ville sont intenses, à vivre comme à raconter, comme un amoncellement de découvertes en tous genres à décrypter sans cesse. Aujourd'hui, je fais un constat similaire à propos des derniers jours avant de quitter une ville. Je me sens comme un auteur plongé dans l'écriture de plusieurs livres en même temps et à qui on demanderait subitement de clore tous les chapitres en cours. C'est donc ainsi que je vais vous raconter mes derniers moments à Nakhchivan : en vous expliquant comment se sont clos les différents chapitres de mes différents ouvrages, en vous donnant leurs titres et leurs résumés.

     

     

    Infiltration en ex-URSS

     

    Ce bouquin-là est un bouquin d'espionnage. Il parle de coups de téléphone, de corruption, de caméras etc. Il a commencé le soir du 6 mars, soit 2 semaines après mon arrivée à Nakhchivan, sur un épisode que je ne vous ai pas raconté ici. Lacune que je m'en vais combler maintenant que je suis loin de tout ça.

    Le soir du vendredi 6 mars, donc, je buvais un coup dans ma chambre avec 2 amies slovaque et polonaise, en écoutant un peu de musique et en discutant. J'étais à cette occasion en totale contradiction avec les mœurs locales, seulement, je ne m'en rendais pas compte. Pour moi, il était respectueux de rester dans la sphère privée pour consommer de l'alcool, de le faire en toute discrétion et ainsi de ne déranger personne. J'y voyais vraiment une attitude attentionnée, polie.

    Erreur. Vers minuit et demi a débarqué le responsable du bâtiment (qui regroupait la résidence où je logeais et l'internat des étudiants). Il s'est mis à nous hurler dessus en russe avec une fureur complètement démesurée. Il semblait avoir perdu le contrôle, il nous pourrissait comme je n'avais jamais entendu personne le faire auparavant. La scène a duré pas moins de 30 minutes, animée par ce type en costard cravate qui s'égosillait en gesticulant et en nous fusillant de ses yeux fous. Vraiment, des yeux fous. Et je vous jure que de rester calme pendant 30 minutes de ce registre-là n'est pas chose simple. 30 minutes de haine pure qui vous pleut sur la tronche. Même moi qui suis loin d'être un bagarreur, j'ai eu plusieurs fois l'envie de stopper ça de n'importe quelle manière. J'en connais quelques-uns qui n'auraient pas tenu 5 minutes... J'ai quand même réussi, et c'était bien sûr le mieux à faire. Mais je n'ai pas beaucoup dormi la nuit suivante. Prendre sur soi, c'est ça aussi...

    Alors après cette agression, deux questions. La première : pourquoi tant de haine ? Et les réponses sont assez simples. Ce type n'avait jamais vu une telle scène de toute sa vie, il a été choqué, et étant une tête de con finement assumée, cela s'est traduit chez lui par la réaction ci-décrite. Ce petit foufou a dû imaginer des choses insupportables quant à nos pratiques ce soir-là... Je me suis du reste excusé auprès de la direction de l'Université, et lui a été obligé de s'excuser auprès de moi. (Par la suite, j'ai appris d'autres choses sur ce type, notamment qu'il était archi corrompu et qu'il détournait de l'argent de l'Université... Bref, on a cerné le personnage).

    La deuxième question m'a plus préoccupé. Elle se formule à peu près ainsi : comment cet abruti a-t-il pu savoir que j'avais 2 invitées ce soir-là ? Il aurait pu les voir entrer dans la résidence par le biais de la caméra, mais dans ce cas, pourquoi avoir attendu minuit et demi avant de se pointer alors qu'elles étaient arrivées dès 19h ? Autre solution, il a pu constater que l'heure tournait et que les deux filles ne rentraient pas à l'internat, et il aurait alors commencé à les chercher... Mais pourquoi venir dans ma chambre alors qu'il ne savait même pas que je connaissais ces deux filles ? Cela reste néanmoins possible.

    Reste la plus inquiétante des solutions à envisager : une caméra dans ma chambre. Quelqu'un qui connaît assez bien les manières azéries m'a affirmé que c'était possible. Aucune certitude bien sûr, mais bien qu'invraisemblable, cette solution expliquerait parfaitement l'arrivée de l'impulsif dans ma chambre ce soir-là. Je resterai dans le doute...

    La suite du bouquin d'espionnage, c'est la petite voiture de civils toujours stationnée devant la résidence avec un ou deux gars à bord, et c'est aussi lorsque nous ne pouvons partir en excursion dans la région sans être suivis. C'est quand ma mère me téléphone de France mais que le numéro qui s'affiche est azerbaïdjanais. Et puis c'est lorsque le dernier soir avant mon départ de Nakhchivan, je reçois ce message d'un ami azéri :

    (Traduction de l'anglais par mes soins)

    "Ne le dis à personne. Je vais écrire ce message, lis-le puis efface-le. Tu te souviens que je t'ai dit 'ils vont m'emmener au ministère de la sécurité nationale' ? Après notre sortie à Batabat, quelqu'un m'a appelé sur mon portable et m'a dit d'aller devant l'Université. J'y suis allé, et sur le chemin, une voiture m'attendait. Je suis monté dans la voiture, le chauffeur était du ministère de la sécurité nationale. Il m'a posé mille questions. (C'est pour ça que je t'ai demandé où ton amie allait loger). Il m'a interrogé sur nos conversations, nos opinions sur la religion. Il a dit que je devais toujours rester à proximité des étrangers et être au courant de leurs discussions. Je n'aime pas du tout ça. Cet homme est sympathique mais je ne peux pas faire ça. Aujourd'hui, il m'a appelé et m'a dit plusieurs fois d'aller à votre soirée".

    Fin du chapitre, fin du livre aussi.

     

     

    Sona

     

    Ce livre-là est social, c'est le parcours d'une fille exceptionnelle dans une société qui n'autorise pas les exceptions. C'est une lutte pour changer le destin, c'est une fleur dans un jardin de goudron, sa force hallucinante de continuer d'exister là où rien ne l'attend, sa fragilité sans égale lorsque chaque jour qui passe est une nouvelle chance de finir écrasée sur le bitume. Voilà qui est Sona, une vivante, une résistante, un doux entêtement.

    Lorsque j'ai mis le pied dans les salles de cours de l'Université de Nakhchivan, elle est rapidement venue vers moi, toute excitée, toute curieuse, avec ses yeux pétillants et ses questions par dizaines. Je l'ai trouvée marrante, avec sa bonne humeur enfantine, elle me donnait le sourire. En quelques jours, Sona est devenue ma meilleure amie nakhchivanienne. Avec elle et ses amis, j'ai visité la ville, et nous avons beaucoup parlé. Malgré son français hésitant et son vocabulaire très limité, c'est toujours elle qui menait les discussions, qui amenait des questions. Elle était toujours en train de chercher plus à partager. A chaque fois qu'un mot inconnu apparaissait dans la conversation, elle l'écrivait dans un calepin qu'elle relisait régulièrement, toujours avec ce petit sourire et ce regard intense qui lui donnaient l'air pertinemment émerveillée.

    Sona s'est aussi fabriqué une ouverture d'esprit dont j'ignore le secret. Car rien à Nakhchivan ne pousse à l'ouverture d'esprit. Il y a un schéma de vie que chacun reproduit, point. Pourtant, loin d'être rebutée par les pratiques européennes qui sortent de ce schéma, elle se montrait curieuse, intriguée. Elle m'a par exemple demandé des détails sur les effets de l'alcool, comment on se sent sous alcool ; elle a même affirmé qu'elle ne serait pas contre l'expérience (mais ici, les femmes ne boivent pas d'alcool). Elle était également très interpellée par l'idée qu'on puisse s'aimer sans se marier, et même avoir des enfants hors-mariage. Non pas qu'elle enviait cette liberté, mais simplement cela l'intéressait d'apprendre que ces pratiques existaient en France.

    Les moments avec Sona, c'était toujours ça : des questions, de la curiosité, et toujours cette joie enfantine qui se redessinait immanquablement sur son visage à chaque nouvelle découverte. Sona est une vivante ; je ne sais pas quel autre mot utiliser, parce que c'est tout simplement ça : elle est vivante. Chacune de ses attitudes est une manifestation de vie. La vie, pas au sens biologique du terme, mais plutôt aux sens philosophique, psychologique, affectif... Sona incarne tout ça. La regarder, c'est regarder de la vie.

    Le destin de Sona, c'est de rester à Nakhchivan, de se marier, de faire des enfants, de s'occuper d'eux. De ne jamais sortir après 20-21h, de subir un mari qu'elle aimera peu ou pas et qui de toute façon, une fois le mariage acquis, n'essaiera plus de lui plaire. Le destin de Sona, c'est d'être une bonne mère de famille qui ne fait pas de vagues. Elle devra bien cuisiner, faire le ménage et pas trop parler. Et moi, je n'arrive pas à m'y faire. Quand je lui dis qu'elle doit partir, qu'elle doit voyager, rencontrer des gens, découvrir des cultures, elle se met à me regarder en baissant un peu la tête, l'intensité de son regard devient intense tristesse, et elle me dit d'une voix fragile : "Oui, je veux". Mais le sous-entendu est violent. Le sous-entendu, c'est que ce qu'elle veut, ça ne compte pas.

    Le jour de mon départ, elle est venue me voir une dernière fois. On a discuté, avec plus de silences que d'habitude. On a marché un peu, puis elle m'a accompagné jusqu'à la résidence. En temps normal, on ne faisait pas ça, à cause du regard des gens lorsqu'un homme et une femme marchent ensemble dans la rue, et aussi parce que ma complicité avec Sona a suscité la jalousie d'autres étudiantes à quelques occasions. Mais ce jour-là, 1 heure avant mon départ, nous nous foutions bien de ce que les gens pouvaient inventer. Dans les derniers instants, elle s'est même agrippée à mon bras, une attitude qui semblerait banale en Europe, une prise de risque à Nakhchivan. Puis je suis rentré dans ma chambre et je l'ai regardée par la fenêtre, s'éloigner en s'essuyant les yeux. Je réalisais que je la laissais là. Pour moi, Nakhchivan avait été une petite expérience de 3 mois. Pour elle, c'était sa vie, son conditionnement, ce dans quoi elle devait se projeter chaque jour nouveau. Je l'ai regardée s'éloigner dans ce décor qui ne lui allait pas, ce décor où elle avait déjà marché des centaines de fois et où elle serait forcée de marcher encore et encore. J'ai senti monter en moi de la culpabilité, l'impression de commettre un crime en l'abandonnant ici. Et puis il a bien fallu détourner le regard, ranger mes affaires, boucler mon sac, partir pour l'aéroport. A ce moment, je pensais encore que j'étais dans l'émotion exagérée des adieux, que ça passerait bientôt. Mais par la suite, je n'ai plus cessé de penser à cette vision tellement douloureuse, insupportable, presque violente, de Sona qui s'éloigne en pleurant, d'une reine à qui on refuse la vie. Aujourd'hui, je sais que Sona m'a marqué, que ce petit bout de femme tout innocent a sa place dans mon cœur pour longtemps, et que je continuerai de faire tout ce que je peux pour qu'elle puisse détourner le destin qui lui est promis. Mais ce que je peux, ce n'est pas grand chose. Ce sera de continuer à lui dire qu'elle a sa place ailleurs, où que ce soit, d'à tout prix lui défendre d'oublier ça, parce que cet oubli serait un crime contre elle-même, et que si elle en venait à être capable de tolérer ça, moi non. Et c'est catégorique.

    Fin du chapitre.

     

     

    Ce que racontent les paysages

      

    Bien sûr, l'un de mes livres en cours de création est photographique, et il m'a bien fallu clore son passage nakhchivanien à lui aussi. Durant ma dernière semaine, je suis parti visiter le village d'Ordoubat avec quelques amis. Il y a d'abord eu cette école abandonnée dans laquelle nous nous sommes permis une visite improvisée :

     

    Puis, une fois sorti de cette école, direction les montagnes alentours :

     

     

    Il n'y a pas à dire, la région du Nakhchivan aura au moins eu le mérite de fournir de jolies choses pour ce livre-là. Fin d'un chapitre réussi.

     

     

    Cet encombrement qu'on appelle l'amour

     

    Humainement, et même en terre de chasteté (surtout en terre de chasteté ?), l'arrivée d'un professeur étranger mâle dans des classes peuplées à 80% de jeunes femmes provoque des remous du côté des hormones. Oui, j'imagine bien que vous devez trouver ça drôle, mais je peux vous dire que les regards qu'on m'a parfois lancés étaient tout à fait déstabilisants ! Une étudiante m'avait même déjà attaqué par mail avant mon arrivée. Alors ce bouquin-là, il ressemble un peu à une comédie française, à jongler entre diverses émotions et à faire rire de temps en temps.

    Vu la rigueur des mœurs au sujet des rapports hommes-femmes, j'ai assez vite décidé que je ne me laisserais pas aller à la moindre ambigüité dans ma relation aux étudiantes. Il y avait plus à y perdre qu'à y gagner, et je n'irais pas chercher plus loin que ça. En revanche, de manière insidieuse et sans que je ne me rende compte de rien, les étudiantes, elles, ont choisi une option légèrement moins pacifique que la mienne : celle de la jalousie et de la compétition. En clair, c'était à qui gagnerait ma considération.

    Bien sûr, je tomberais dans la caricature si je résumais leur attirance pour moi à de simples comportements hormonaux. Non pas que la caricature me débecte, je la trouve au contraire assez drôle, mais si je veux faire preuve d'un peu plus de justesse, je dois ajouter que je les attirais aussi parce que j'étais français, tout simplement. Et cela était du coup valable pour les garçons aussi. J'étais leur contact avec la France, à eux qui rêvaient tous de pouvoir s'y rendre un jour, de voir Paris, la Tour Eiffel, les Français. J'étais un bout de France qui s'offrait à eux, j'étais ce qu'ils avaient en guise de voyage.

    Les rivalités féminines se sont donc installées sans que je ne voie rien. Et pour cause : se comporter en hystérique face au premier homme venu serait tout ce qu'il y a de plus honteux et inconcevable pour une femme du point de vue nakhchivanien. C'est donc en toute logique que ces demoiselles ont opté pour la discrétion. La guerre, certes, mais la discrétion. Et moi, naïf et aveugle que je sais parfois être, je n'ai rien soupçonné jusqu'à... une semaine avant mon départ ! Ce qui nous fait environ 2 mois et demi à être l'objet d'une guerre sans m'en douter une seconde ! Une performance notable, vous l'admettrez.

    Le conflit a fini par être révélé par une publication sur Instagram qui m'a été relayée. Voyez que je n'ai pas eu beaucoup d'efforts à faire pour enfin comprendre... Quel enquêteur de haute volée ! Je crois que sans cette publication, je n'aurais jamais rien vu. J'ai assez facilement calmé les esprits en publiant à mon tour un message calme et tout à fait sincère dans lequel je m'affirmais attristé par leur comportement, et dans lequel je leur faisais part de ma sympathie pour l'ensemble des 60 étudiants. Je leur ai expliqué que d'être plus ami avec certains d'entre eux ne faisaient pas des autres des mal-aimés, et que d'être amis avec 60 personnes en même temps n'était de toute façon pas possible pour un humain normalement constitué. J'ai eu droit à des excuses, et même si le problème de fond n'a pas été totalement réglé, au moins on a pu vivre la fin de mon séjour dans un climat de paix.

    Et puis plutôt que de m'embourber dans les sacs de nœuds relationnels qu'est capable de fabriquer la gente féminine dans certains cas de figure, j'ai passé ma dernière semaine à fricoter avec une Turque de passage. Malheureusement, cette amourette-là n'a pas été beaucoup plus reposante dans la mesure où elle n'a pu exister que dans l'interdit total, et donc en se cachant. Et si j'ai déjà entendu des gens se déclarer stimulés par l'amour interdit, les rencontres secrètes et la perpétuelle peur d'être surpris, je peux affirmer pour ma part que c'est tout ce que je déteste le plus. Me voilà incapable de m'attacher à une relation si elle n'est pas pleinement épanouie et totalement libérée. Bien sûr, on ne comptera pas sur Nakhchivan pour être le lieu de telles déroutes !

    Fin de ce chapitre-là aussi, et non sans joie.

     

     

    Et voilà

     

    Voilà comment se terminent mes histoires en Azerbaïdjan. Quelques chapitres qui se ferment sur 3 mois d'une drôle de vie dans un contexte vraiment particulier. Je ressors de ça sans vraiment savoir comment je me sens. Ce n'est pas négatif, pas franchement positif non plus. Sauf professionnellement, car je suis content de ce stage, rien à dire là-dessus. Mais mon vécu de voyageur me laisse un peu perplexe. Je ne peux pas me plaindre dans le sens où j'ai eu ce que je voulais : de l'inconnu, de la surprise, des découvertes et des rencontres. Simplement, toutes ces nouveautés portaient un goût étrange, elles m'ont appris ce que je ne suis pas, davantage que ce que je suis ; ce que je n'aime pas, davantage que ce que j'aime. C'étaient des découvertes en creux, si on veut.

    Le chercheur que je suis est satisfait, il a trouvé des choses, il a réfléchi sur elles, il a donc progressé. L'humain que je suis l'est moins. Ces trouvailles ne lui vont pas, il ne voit pas quoi en faire, il ne voit pas ce qu'elles font dans sa vie.

    Une chose est sûre, c'est que je suis content d'avoir vécu cette expérience, et que si c'était à refaire, je ne changerais rien. Reste que le contenu ne m'a pas enchanté, malgré les bons moments. Quelques jours après avoir quitté Nakhchivan, mon sentiment dominant n'est autre que ce bouleversement lié à Sona.

    C'est ici que s'achèvent mes récits azerbaïdjanais. Je vous laisse une pause, mais pas longue, soyez prévenus... D'ici un bon mois, on change encore de continent ! A bientôt les amis.


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